Dix ans plus tard, et tandis qu’il présente La Vie secrète des vieux dans le In, Mohamed El Khatib reprend pour quelques dates l’un de ses premiers spectacles, celui qui l’a fait connaître et l’a propulsé dans le cœur battant de l’institution théâtrale : Finir en beauté. Il se retrouve ainsi dans le même lieu que pour sa première fois dans le Off, la Manufacture, face à un public nombreux, dont la majorité aborde sans doute l’occasion comme une séance de rattrapage, pour comprendre d’où tout est parti. Le spectacle révèle en effet les germes dramaturgiques et esthétiques de la démarche de l’artiste, et soulève la question suivante, en regard des créations qui ont suivi : faut-il toujours écouter sa sœur ?
La petite salle est bondée, jusqu’au tout dernier rang, et on ajoute même des coussins sur les marches, strapontins de fortune. Ce n’est pas la scénographie, ni un quelconque travail esthétique qui explique cette affluence : la scène n’est occupée que par deux caissons de régie, l’un sur lequel est posé une grande télévision (comme dans C’est la vie), l’autre des feuilles, documents et petits accessoires que l’on trouve d’ordinaire sur un bureau de travail. Mohamed El Khatib entre, son portable à la main, et lit un texte qui décrit la situation dans laquelle il se trouve : Finir en beauté est programmé dans le Off, à la Manufacture ; l’artiste qui est à l’origine du spectacle se tient sur le plateau, à la fois joyeux et ému. Quelques hiatus – comme la mention de ses 35 ans et des expressions qui suggèrent qu’il est question de la découverte d’un jeune artiste – prennent sens à la fin, quand El Khatib révèle que ce texte est la critique écrite par Brigitte Salino dix ans auparavant.
D’emblée, cette présence à nue qui se commente elle-même, ce jeu entre une redondance presque provocante et le trouble semé par quelques étrangetés – étrangetés levées d’un coup par la révélation de l’origine du texte lu qui porte rétrospectivement sur lui un autre éclairage – instaurent une relation de complicité avec le public. Sans transition, El Khatib s’engage ensuite dans la lecture d’un autre texte qui paraît en venir au vif du sujet – que l’on connaît, depuis dix ans, tant les spectacles qui ont suivi ont été appréciés à partir de celui-là, placé comme origine de tout : la mort de sa mère. Un livre à la main, il lit des pages qui racontent les dernières heures de la maladie, dernières heures qu’il tente d’étirer par la lecture de livres. Il lit Proust et Albert Cohen à celle qui n’a lu que le Coran de toute sa vie, et la littérature semble ainsi capable de disputer la vie à la mort, jusqu’à ce sa mère s’éteigne dans ce flux de lecture.
Ce qui paraît alors un peu gros, lourdement romancé, se révèle fictionnel. Une fois encore, El Khatib nous prend gentiment au piège en révélant après coup que ces pages sont issues de son premier texte, À l’abri de rien, écrit en 2010, texte dans lequel il imaginait ce qui allait survenir deux ans plus tard de manière beaucoup plus triviale et beaucoup moins poétique. Il joue ensuite encore avec notre perception et nos attentes en nous mitraillant de dates dont il ne suit pas le cours chronologique, et en nous disant qu’elles sont toutes importantes, tout en nous mettant dans l’incapacité de reconstituer le fil des événements.
Après ce triple seuil qui instaure une relation ludique à la salle, relation qui ne sera ensuite plus entretenue que par la lumière maintenue allumée jusqu’à la fin du spectacle, l’artiste se lance dans le récit de l’hospitalisation de sa mère qui souffre d’une maladie hépatique – un cancer du foie, en réalité, mais le mot ne sera que prononcé que tardivement. Sans quitter la posture qu’il a adoptée dès le départ, « Mohamed El Khatib tel qu’en lui-même », écrivait Brigitte Salino, il raconte qu’il s’est ruiné pour acheter une caméra avec laquelle filmer les derniers moments de vie de sa mère. Quand on connaît les spectacles qui ont suivi, on se met à redouter l’écran noir qui trône au milieu du plateau, craignant d’y voir, comme sur la scène de Milo Rau, le film du dernier soupir de sa mère. Mais bénie soit la sœur d’El Khatib, qui lui interdit de filmer leur mère et l’envoie « faire sa sociologie ailleurs ».
Ce garde-fou nous préservera d’images, mais l’artiste nous introduira malgré tout dans la chambre d’hôpital où se trouvait sa mère grâce aux voix qu’il y a enregistrées, dont les mots sont repris sur l’écran pour une meilleure compréhension. On l’entend et le lit donc interroger le médecin et traduire les questions ou les réponses de sa mère qui parle arabe. Le fils relatera ensuite, sans autre logique de continuité que celle de la rupture qui empêche toute forme de pathos de prendre place, la scène au cours de laquelle son père annoncera à ses enfants que leur mère a besoin d’une greffe du foie, puis le décès de sa mère alors qu’il se trouve sur une île, les messages de condoléances qu’il reçoit de ses proches, l’enterrement et l’inhumation du corps au Maroc.
El Khatib truffe son récit de quelques documents quotidiens, comme la copie de cet acte de décès qu’il nous distribue, au verso duquel se trouve son acte de naissance, précisant sa nationalité française par naturalisation de son père. Il signale les erreurs qui falsifient le premier, et ouvre ensuite le carnet dans lequel il a consigné ses pensées après le décès. Après n’avoir pas pu s’empêcher de montrer rapidement une photo de sa mère morte, il délaisse les archives écrites pour reproduire ses gestes, au moment de la mise en bière, puis au moment de porter le cercueil, et il leur donne sens en convoquant la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Toutes ces scènes permettent de montrer à quel point cette fin de vie n’avait rien d’une mort de littérature ou de cinéma, toutes les petites erreurs et les petits ratés qui creusent le chagrin mais le rendent sans doute aussi plus supportable. À ces détails qui rendent le récit à la fois amusant et touchant, s’ajoute une dramaturgie erratique qui maintient l’émotion à distance et entretient un humour, voire une ironie, qui restent sans résolution : à un moment donné, El Khatib quitte de manière abrupte la salle et ne revient pas saluer – mais il sera présent à la sortie pour recueillir les compliments de celles et ceux qui viennent lui parler.
Malgré ce qu’on pourrait croire, il n’est pas ici question de la relation d’un fils à sa mère, même si le spectacle est placé sous l’égide du Livre de ma mère d’Albert Cohen. Mohamed El Khatib ne dit quasiment rien de leur relation passée, des sentiments confus que provoque un deuil, de la reconfiguration à laquelle oblige la perte. Ce qui s’écrit en filigrane, de manière presque accidentelle, c’est plutôt le récit d’un transfuge de classe qui demande à sa mère ce qu’elle croit qu’il fait dans la vie et qui s’amuse de ses réponses imprécises ou de son mépris pour la danse, tandis que lui s’étonne des paroles de son oncle qui préconise un remariage à son père quelques jours seulement après le décès de sa mère.
Dix ans après la création du spectacle, douze ans après l’événement, l’émotion est heureusement congédiée. Ce déplacement souligne l’honnêteté de la démarche de l’artiste, à laquelle s’ajoute sa maîtrise des ressorts dramaturgiques qu’il mobilise à partir de moyens extrêmement limités et la qualité de son jeu – qui se résume à une simple présence au plateau. Ce qui paraît obscène dans ses spectacles suivants – quand il met au plateau des supporters de Lens, des parents en deuil, de jeunes acteurs et actrices en formation ou des vieux – est ici latent, mais contenu. C’est sans doute grâce à la sœur d’El Khatib qui a mis le holà en l’empêchant de filmer leur mère. Mais fallait-il prendre au pied de la lettre son rejet ? Fallait-il vraiment qu’il aille « faire sa sociologie ailleurs » ? et l’encourager ainsi à se débarrasser du voile de pudeur que ses proches l’ont obligé à adopter et le conduire à faire porter un regard condescendant sur des supporters de foot ou des parents qui ne comprennent pas bien les choix professionnels de leurs enfants, ou un regard pornographique sur des parents en deuil ou sur la vie sexuelle de personnages âgées ?
Mohamed El Khatib ne devrait-il pas se prendre lui-même pour sujet – et lui seul –, à l’exemple d’Angélica Liddell par exemple ? Il semble sur la bonne voie, lorsqu’il commence par lire une critique de son propre spectacle, comme l’a fait l’artiste espagnole dans la Cour d’honneur en ce début de Festival, suscitant l’ire des journalistes ! Ne devrait-il pas faire de ce thème à la mode du transfuge de classe le cœur de sa recherche artistique, et prendre ainsi le risque de s’exposer un peu, de puiser dans la fragilité qu’il exploite sans réserve chez les autres pour que la sympathie qu’il suscite soit moins le résultat de sa maîtrise des codes du théâtre que d’une relation véritablement authentique à son public ?
F.
Pour en savoir plus sur Finir en beauté, rendez-vous sur le site de la Manufacture.