Le Théâtre de la Bastille reprend ce printemps un spectacle créé à Bruxelles en 2021, qui a déjà beaucoup tourné en France – au Wet°, dans le Off et dans le cadre du Festival Impatience en 2022, puis à Montreuil, à Châtillon ou à Saint-Ouen. La bonne réputation que Koulounisation a acquise dès ses débuts et le fait que la problématique abordée – la guerre d’Algérie, et plus largement la colonisation – résonne depuis plusieurs endroits de notre actualité saturée expliquent sans doute que les responsables des lieux théâtraux parient sur le fait que leur salle sera pleine. Théâtralement, le spectacle ne repose pas pour autant uniquement sur la performance de Salim Djaferi. D’une simplicité presque provocante au départ, le seul en scène se densifie à tous les niveaux – dramaturgique, scénique, actoral – à mesure qu’il progresse.
Le plateau est blanc, presque nu, simplement occupé par des spots de lumière montés sur pied et des empilements d’épaisses planches de polystyrènes, sur lesquelles sont posés des objets de fortune. Au centre, se tient Salim Djaferi, qui nous accueille tout en démêlant une grosse pelote de corde blanche, un sac de nœuds, littéralement et métaphoriquement, en souriant aux visages familiers venus le voir, ou en prêtant attention aux moindres de nos mouvements. Son regard et ses expressions muettes annoncent déjà un jeu ciselé – quand jeu il y aura, ce qui n’est pas tout de suite évident. L’acteur apparaît en effet tel qu’en lui-même au départ, et après avoir attendu un silence parfait, vraiment parfait, il commence et fait lentement advenir le premier mot du spectacle, soigneusement pensé : un « donc ». Ce « donc » qu’on invite à éviter en introduction dans les exercices oraux, pour respecter les règles de la rhétorique, mais qui indique une longue maturation du propos, qui le fait apparaître comme une conclusion, ou du moins le résultat d’une réflexion longuement mûrie.
Donc : « koulounisation ». Sans détour, Salim Djaferi commence par le titre du spectacle, par ce mot qui sonne à la fois étranger et familier, et nous explique : il a demandé à sa mère et sa tante comment on disait « colonisation » en arabe, lui, le descendant d’une famille algérienne en France depuis deux générations qui ne parle pas l’arabe. Surpris de la réponse qu’il a obtenue, de ce mot calqué sur le français pour dire un épisode majeur de l’histoire de l’Algérie, il s’est lancé dans une enquête qu’il relate étape par étape, qui l’a mené auprès de son ami bibliothécaire, sa caution intellectuelle-artistique-bilingue, de l’homme chez qui sa mère fait des ménages, qui a écrit plusieurs livres sur cette période, d’une libraire algérienne et d’un autre bruxellois.
Au gré des rencontres, Salim Djaferi a découvert plusieurs mots, plus ou moins littéraires, plus ou moins répandus, à partir desquels il nous propose une leçon de linguistique. Extrêmement pédagogue – presque trop – il expose la construction des différents mots (leur base, leurs préfixes, leurs dérivés…) et les significations qu’ils véhiculent : posséder sans autorisation, détruire, ordonner, se faire disparaître… L’acteur évoque aussi d’autres mots qui ont été créés à partir du français pour répondre à un manque, par déplacement et contagion, tels que koulounel, koude civil, guerra ou la-crise. Ses réflexions l’amènent encore à s’interroger sur le « nous » auquel il appartient – celui des Français – et ses tentatives pour adopter la perspective inverse, celle des Algériens, qui parlent ainsi de révolution et non de guerre d’indépendance, et à remettre en question les dates qui servent à la cerner, qui ne sont en réalité que des balises d’une histoire beaucoup plus longue, en amont et en aval – ce que figure le fil chronologique inversé tendu au fond du plateau.
Ces remarques qui évoquent des cours de lexicologie (étymologie, paradigme morphologique, paradigme sémantique) sont ponctuées d’éléments biographiques. Salim Djaferi les illustre avec les histoires de sa famille, celle de son grand-père qui s’est vu attribuer un nom sans doute constitué à partir de celui de son village, ou celle de sa mère et des différents prénoms qui permettent à l’administration française de l’identifier. L’acteur suspend avec des gestes qui paraissent chorégraphiques tant ils sont délicats les différents papiers qui attestent de ces identités rendues fluctuantes par l’histoire, et on retrouve dans cette dimension documentaire la démarche d’Adeline Rosenstein, avec qui Salim Djaferi a travaillé dans Décris-ravage et qui a porté un regard dramaturgique sur Koulounisation.
Ce récit, qui présente de nombreux points communs avec celui d’Alice Zeniter dans L’Art de perdre, adapté à la scène par Sabrina Kouroughli, qui s’octroie quelques détours par Dostoïevski et la dictature argentine, prend une coloration particulière grâce à certaines actions scéniques minimales, imaginées avec la complicité de Delphine de Baere, artiste belge elle aussi, découverte avec Cowboy, dont on retrouve ici la sensibilité si singulière. Salim Djaferi appuie son propos sur des constructions de fortune en polystyrène ou des expériences sommaires qui engagent des éponges et une bouteille, et laisse entrevoir la violence coloniale à partir de faux sang. L’économie des moyens mobilisée est aussi grande que la parole que dispense l’acteur, qui jusqu’au bout s’en tient au parti de la synthèse extrême et de la répétition didactique plutôt que de l’afflux d’informations et de paroles.
Le propos gagne cependant progressivement en ampleur à mesure que les données soigneusement choisies s’accumulent et que les gestes qui permettent de les métaphoriser de loin en loin, par touches successives, laissent leur trace sur la page blanche du plateau – jusqu’à un tour de prestidigitation qui achève de faire sentir tout ce que ça peut signifier, coloniser. De même, la relation établie avec le public se creuse, du contact premier à la participation répétée d’une spectatrice qui démultiplie les possibles, enrichit le strict seul en scène et révèle par touches successives les talent d’acteur de Salim Djaferi, au-delà du pédagogue et du témoin. Alors que l’approche d’un sujet aussi complexe que celui choisi paraissait dérisoirement simple au départ, dramaturgiquement et théâtralement, le spectacle dévoile progressivement une finesse et une densité qui finissent par convaincre.
F.
Pour en savoir plus sur Koulounisation, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.