« Grief and Beauty » de Milo Rau au Théâtre de la Colline – TRIGGER WARNING: LIVE DEATH PROJECTION ON STAGE

Depuis Five Easy Pieces, spectacle dans lequel il revenait sur l’affaire Marc Dutroux avec des enfants sur scène, puis avec Familie, spectacle dans lequel il invitait une famille à reconstituer le suicide collectif d’une autre famille, le metteur en scène suisse Milo Rau emprunte des voies très border. La presse réactionnaire en fait d’ailleurs son miel et crie au scandale à la première occasion, et il faut soigneusement déconstruire puis reconstruire sa démarche pour en justifier la pertinence. Dans les deux spectacles cités, c’était encore possible car le théâtre était utilisé comme un outil d’enquête, pour apprivoiser l’horreur ou pour sonder l’incompréhensible. Mais le deuxième, Familie, était déjà plus difficile à défendre car le jeu tendait à disparaître, et amenait à parler de théâtre pornographique. L’étiquette est encore plus valable pour le deuxième volet de la Trilogie de la vie privée, Grief and Beauty, cette fois indéfendable car le théâtre s’évanouit face au spectacle obscène de la mort.

« Bonjour, excusez-nous de vous déranger, voilà, nous sommes des membres du Théâtre de Gand, le NTGent, nous travaillons à un nouveau spectacle sur l’euthanasie… Nous avons appris que vous aviez fait le choix de mourir prochainement, pourriez-vous nous raconter votre vie ? Et nous laisser filmer votre mort ? ». C’est à peu près comme ça qu’on imagine que les choses se sont passées, d’après ce que nous raconte l’actrice Princess Isatu Hassan au début du spectacle. Le procédé sensationnaliste évoque ceux des équipes télé, du type de l’émission belge Strip Tease, qui prétendait traiter des sujets « pris dans les faits de société » et qui donnait à voir le quotidien de personnes ordinaires. Quoique le Manifeste de Milo Rau ait sensiblement le même objectif, on espère que la démarche sera quand même un peu différente, puisqu’il s’agit d’une équipe de théâtre qui est allée toquer à la porte de « Johana B. », puis qui a discuté avec elle pendant quatre heures et a assisté à sa mort quelques mois plus tard.

La Johana en question nous regarde, la tête un peu penchée, depuis notre entrée en salle. Son regard est attentif, elle cligne peu des yeux et ne cille pas – on se demande ce qu’elle regarde véritablement. Quatre personnes, qui n’ont en commun ni la présence, ni l’allure, ni l’âge, ni la couleur de peau, s’assoient en ligne côté cour, et aussitôt après on sort les violons. En l’occurrence, il s’agit du violoncelle de Clémence Clarysse, qui joue du Purcell pour faire vibrer notre corde sensible et nous tirer les larmes, mais Princess Isatu Hassan précise que le choix de ce morceau a été inspiré par Johana qui chantait dans un chœur et aimait la musique classique – l’une des rares choses que l’on apprendra au sujet de cette femme, qui intéresse plus Rau et son équipe pour sa mort que pour sa vie.

La scénographie extrêmement précise, qui représente une salle de bain, une chambre et une cuisine en enfilade, pourrait laisser croire qu’à partir de ce point de départ emprunté au réel, le metteur en scène va nous raconter une histoire avec des procédés naturalistes, similaires à ceux qu’adopte Alexander Zeldin, qui a lui aussi abordé la question de la fin de vie dans Une mort dans la famille. L’annonce de « chapitres » et les formules du type : « c’est comme ça que tout a commencé… », après le préambule qui présente Johana et son projet d’euthanasie, le laissent encore à croire. Hélas, il n’est pas question ici de mise en fiction, et encore moins de mise en récit, d’un travail d’écriture tel que celui de Zeldin, déterminant dans sa démarche. Plus encore, le théâtre lui-même en vient à être congédié.

La plupart du temps, les acteurs et actrices sont eux-mêmes, ils nous racontent leurs débuts sur scène et les décès qu’ils ont vécus et traversés. Le décor, conséquent, sert parfois à redoubler leurs récits d’images inventées – les seules qui restent du spectacle ou presque, car Johana a limité l’utilisation de son image au-delà du spectacle. Staf Smans, qu’on a vu se déplacer sans problème il y a un instant, interprète ainsi le rôle d’un corps vieux, nourri et lavé en direct, assis sur un tabouret placé dans la douche. L’acteur n’a pas été introduit comme personnage, et les relations qu’il entretient avec les trois autres, liens de famille ou d’assistance, sont passés sous silence aussi. Ces scènes lacunaires représentent mal la lutte que c’est, de s’occuper des vieux qui ont perdu leur autonomie. Tout paraît assez simple, et même tendre, grâce à de petites touches d’humour par-ci par-là. Régulièrement, ces scènes d’arrière-plan sont pour de bon reléguées à l’arrière-plan quand une caméra, placée côté cour, congédie les personnages falots et ramène les acteurs et actrices au centre de l’attention grâce à des cadrages rapprochés qui sollicitent la confession intime.

Les chapitres s’égrènent sans qu’on comprenne bien la logique qui fait passer de l’un à l’autre, les anecdotes s’enfilent comme des perles entre souvenirs de théâtre et récits de décès, et on revient enfin à Johana. Milo Rau, après avoir mis en scène un quadruple suicide par pendaison, non pas met en scène – et c’est bien là tout le problème – mais montre, crue, la vidéo de Johana qui meurt après une injection. Il nous impose de l’observer, comme un cobaye, un animal de laboratoire soumis à une caméra documentaire, alors que le sourire qu’elle voulait garder aux lèvres au moment de mourir disparaît, que sa mâchoire se décroche un peu avec ses derniers souffles. On se retrouve là, devant ce spectacle obscène, qui soit met en colère, soit tire les larmes – soit les deux en même temps. Le malaise est encore plus grande que celui qui avait saisi devant le spectacle d’une enfant de 9 ans jouant une victime de Marc Dutroux, ou d’une famille feignant un suicide collectif. Ici, personne ne joue.

Milo Rau prétend que le drame est engourdi, que nos quotidiens sont saturés d’images de mort. Pour y remédier, que propose-t-il ? Non pas de dégourdir le drame, mais de nous confronter encore une fois à une authentique image de mort, sans aucune médiation fictionnelle, ni aucune médiation théâtrale. Car le spectacle, du point de vue strictement théâtral, n’a aucun intérêt, les acteurs et actrices, professionnels ou amateurs comme l’exige le Manifeste de Gand auquel se tient le metteur en scène, redisent simplement des bouts de leur vie en se préparant des cafés, contraints par les surtitres. Rau se targue de « pousser les limites » et réclame des histoires concrètes, et pour ce faire, il va chercher des faits divers sordides ou collecter les larmes de ceux avec qui il travaille, de manière comparable à Mohamed El Khatib, notamment dans C’est la vie. Mais il n’y a pas d’histoires dans ce qu’il amène sur scène, ce sont simplement des scènes de la vie privée. Le problème n’est pas qu’elles soient sans intérêt, c’est que leur mise en partage affadit les émotions de ceux qui les ont vécues et qui les partagent. Par respect pour ces histoires, précisément, il faut les laisser privées, ou les rehausser par l’art.

Le spectacle, dont la seule qualité est le plaidoyer plus souterrain qu’explicite qu’il fait en faveur de l’euthanasie, révèle le manque cruel de rituel dans nos expériences de deuil. Une partie de la salle finit en effet en larmes. Faut-il se confronter au spectacle d’une mort live pour se débarrasser de nos peines restées en suspens, pour déclencher le mécanisme physiologique des pleurs capable de nous faire progresser dans le deuil ? Le titre nous promettait de la beauté en plus, mais le récit d’une promenade nocturne dans Sierra Leone ou d’une danse apprise à l’armée, qui disent en creux : « allez, la vie continue ! », ne suffiront pas à apaiser le mélange d’ennui, de malaise et de colère, ni moins encore à restaurer une démarche qui, parce qu’elle renonce au théâtre, manque profondément d’éthique.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Grief and Beauty », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Colline.

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