« La Plâtrière » de Thomas Bernhard – pouvoir de fascination de l’obsession

La Plâtrière est le quatrième roman de Thomas Bernhard, publié en 1970. Il vient après Gel, qui fait connaître l’auteur, ou Perturbation, mais avant les grandes œuvres que sont Le Neveu de Wittgenstein, Le Naufragé, Des arbres à abattre, Maîtres anciens ou Extinction. Le style si singulier de Bernhard, déployé au cours d’interminables paragraphes, caractérisé par la répétition, est déjà en place. De même que la thématique indissociable de ce style, celle de l’obsession. Dans La Plâtrière, l’obsession de Konrad, personnage saisi au moment critique où il vient de tuer sa femme, s’accorde au pluriel.

Dès les premières lignes de l’œuvre, la narration se distingue d’emblée par son caractère polyphonique. Elle a beau être prise en charge par un narrateur interne, celui-ci ne détient pas les informations qu’il rapporte de première main, et a soin, à chaque instant, de citer ses sources par parenthèses ou incises – du type « d’après Fro », ou « selon Wieser ». Ces deux-là, intendants de domaines voisins à celui de la Plâtrière, sont des hommes qui ont eu de nombreuses et longues discussions avec le personnage principal, Konrad. Ils ont rapporté ses propos au narrateur anonyme – dont on ne saura rien ou presque jusqu’à la fin, ni l’identité ni les intentions –, qui à son tour s’en fait l’écho. Aux on-dits du voisinage qui s’interroge sur les modalités du crime, signalé dès la deuxième page, s’ajoutent donc les voix des personnes les plus proches de Konrad, qui ne se contentent pas d’élucider les détails sordides de l’assassinat par de multiples hypothèses, mais reviennent sur l’ensemble de la vie de Konrad. Quoique multiplement enchâssés et modalisés, ces récits finissent non seulement par immerger dans son quotidien, mais plus encore par faire entendre le personnage et lui rendre tout son relief malgré son absence.

Ce récit uniquement fait de discours rapportés commence par la fin, par le geste criminel de Konrad à l’encontre de sa femme infirme. Le soin déployé par le narrateur pour rendre compte des circonstances dans lequel le crime, puis l’auteur ont été découverts, suggère que la narration a pour objectif de mener une enquête sur ce meurtre domestique, en ne se contentant pas de découvrir les mobiles du criminel, mais en cherchant à en reconstituer la logique. Néanmoins, le récit dérive rapidement. De l’heure supposée du crime, il s’embarque dans la description du lieu où il s’est déroulé, la Plâtrière. L’originalité d’habiter une ancienne fabrique de plâtre entraîne le narrateur sur l’un des nœuds de la vie de Konrad, les raisons de son choix et le récit de son achat. D’emblée avec cet épisode de sa biographie, le personnage se distingue par son caractère obsessionnel, alors qu’il attend des dizaines d’années de pouvoir l’acquérir, confronté aux hésitations de son cousin aussi entêté et irrationnel que lui.

Dès le récit de l’achat de la Plâtrière, la narration se révèle contaminée par le caractère obsédé de Konrad, enlisée dans les conversations qu’il a eues avec ses deux voisins, Fro et Wieser. De nombreuses pages ressassent ainsi le désir de Konrad de s’installer dans ce lieu, l’importance vitale qu’il accorde à cette décision, les négociations interminables avec son cousin, la désapprobation de sa femme qui aurait voulu s’installer ailleurs, les envies symétriquement opposées aux siennes qu’elle lui exprime à tout instant et la relation conflictuelle qui les unit. Peu à peu, la logique d’enquête sur le crime est perdue de vue – même si plus d’un des propos de Konrad pourrait paraître pertinent dans le cadre de son procès –, et la narration avance par spirales et à-coups, déployant sous plusieurs formes les mêmes faits avant de passer brusquement à un autre aspect de la vie du personnage.

La Plâtrière, qui donne son titre au roman, apparaît rapidement comme un objet de fascination – pour Konrad, mais aussi pour ses voisins, et pour le narrateur. D’infinies considérations sont accordées à cet immense bâtiment, aux pièces aussi nombreuses que froides, isolé de tout, que Konrad compare à une prison mais qu’il envisage comme un refuge retiré du reste du monde, qu’il a entièrement vidé au moment de s’installer et dans lequel il peut marcher des heures sans avoir l’impression d’être enfermé. Ce bâtiment enfin prédestiné au crime, qui rend Konrad craintif et le pousse à s’armer, littéralement, après l’avoir barricadé contre le monde extérieur.

Ce lieu insolite paraît au personnage le cadre idéal pour mener à bien l’écriture d’un essai qu’il projette depuis des années sur l’ouïe, car le silence y est presque absolu – mais un tel silence aiguise les sens, et rend Konrad attentif aux moindres bruits, les plus lointains et les plus discrets. Son ouïe se perfectionne d’autant plus dans ce lieu que Konrad se prête en outre à des expériences auditives avec sa femme, suivant une méthode bien précise, dite d’Urbantchitch. Ce sujet semble enfin le cœur de l’œuvre et de la vie du personnage, mais le lecteur comprend bientôt que ce dernier est frappé par l’impossibilité d’écrire son essai. Son obsession paraît irréalisable, car Konrad est constamment dérangé. Bien qu’ayant cherché l’isolement total en s’installent à la Plâtrière, il ne peut échapper entièrement à son voisinage, aussi restreint soit-il. Quand des gens ne toquent pas à sa porte, sa femme l’appelle pour des tas de services qu’il doit lui rendre.

Ces considérations font encore dévier la narration, qui se déporte alors sur les relations de Konrad et sa femme. Des relations de haine, de destruction réciproque entre l’obsédé et l’infirme – mais tous deux, en réalité, sont obsédés et infirmes. Cette haine est déployée au gré du récit de leur enfance, de leur jeunesse, de leur vie commune faite de voyages – passé qui semble inconcevable tant le contraste est absolu avec leur vie retirée dans la Plâtrière – mais plus encore par le récit détaillé des tortures quotidiennes qu’ils s’infligent. Aux exercices interminables que lui impose Konrad, sur des phrases, des consonnes, des sons, sa femme oppose ses besoins d’infirmes et ses caprices de malades. Même leurs lectures sont sujettes à débat, leurs goûts étant exactement contraires. Le narrateur entre dans les moindres détails de leur vie infernale, reconstitue avec soin les stratagèmes qu’ils inventent pour arriver à leurs fins, et rend également compte de leurs interminables conversations sur rien, les banalités qu’ils échangent quand ils ne sont pas en conflit – banalités que Konrad a également partagées avec ses voisins, qui les ont à leur tour minutieusement rapportées au narrateur.

Cette plongée de plus en plus profonde dans leur quotidien révèle que Konrad n’écrit jamais, non pas tant parce qu’il en est empêché comme il le prétend, mais parce que les conditions d’écriture l’emportent sur l’écriture, que tout devient trouble, prétexte pour ne pas écrire. Les rares fois où il se trouve à sa table, il multiplie les résumés, recompose le plan d’ensemble qu’il a entièrement en tête depuis des années, mais jamais ne commence pour de bon la rédaction. Le roman devient bientôt un livre sur l’impossibilité d’écrire – tandis que la femme de Konrad tricote et détricote à l’infini des moufles qui ne voient jamais le jour – impossibilité qui le tourmente, sous-tend toutes ses envies et ses pensées, conscientes ou inconscientes, et l’emporte sur le projet d’écrire. Les voyages passés apparaissent alors comme autant de stratégies pour différer le moment de réaliser le projet, et plus encore l’impossibilité comme un moyen de survivre : achever son essai reviendrait pour Konrad à perdre sa raison de vivre.

Quoique de ce récit élaboré hors de toute chronologie se dégage surtout la paralysie de cette vie constamment tendue par des aspirations non réalisées, un semblant d’évolution est perceptible. Dans ces derniers échanges avec Fro et Wieser, Konrad finit par admettre que la Plâtrière n’est peut-être pas l’endroit idéal pour écrire son essai, et qu’il n’existe pas non plus d’instant idéal pour s’y mettre. Sa résignation est perceptible, et plus encore son sentiment d’être pris dans une impasse. Le crime se révèle inévitable, et le lecteur comprend même qu’il a commencé des années auparavant : s’installer à la Plâtrière, c’était déjà attenter à la vie de sa femme, la condamner au désespoir, à la maladie, à la solitude. Le seul moyen de se libérer de tout ça – la Plâtrière, son essai, sa femme –, c’est pour Konrad de tuer cette dernière. Libération proche du suicide, car en s’en remettant à la justice, Konrad met certes fin à ses obsessions, mais il se prive du rêve de réaliser son rêve.

Le plus énigmatique finalement dans cette œuvre, ce n’est pas tant le crime de Konrad, l’essai qui ne sera jamais écrit, ni non plus ce lieu, la Plâtrière. C’est plutôt cette narration qui relate tout ça, qui reproduit avec tant de soin tous les bavardages de Konrad, avec sa femme ou ses visiteurs, et devient elle-même bavarde, elle-même prise par le ressassement, et même plus prisonnière des obsessions du personnage. Elle révèle la véritable puissance de Konrad, capable de construire un monde avec trois fois rien, d’avoir des conversations interminables sur un projet d’essai, de convaincre tout le monde de son génie incompris, de préoccuper tous ceux qu’ils croisent des conditions dont il a besoin pour l’écrire, et de passer ses journées à penser au menu du repas et aux multiples obstacles qui s’opposent à sa volonté. La narration est vaine, comme l’est la vie de Konrad, mais pour cette raison précise fascinante – comme l’est la vie de Konrad.

 

F.

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