« Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard

Le roman de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre, a fait polémique à sa publication. La critique sans appel qu’il dresse de la société viennoise ajoutée à la dimension autobiographique de l’œuvre l’ont fait passer pour une déclaration de haine à peine déguisée. Semblable au narrateur proustien à de nombreux égards, celui de Bernhard, lui aussi anonyme, est un écrivain et féroce observateur de l’élite artistique à laquelle il appartient malgré lui.

Le jour où il a appris le suicide de la Joana, son amie de longue date, celui dont nous partageons les moindres pensées le temps d’une soirée, a accepté de se rendre chez les Auersberger la semaine suivante. Ce couple phare de la communauté artistique de Vienne, dont il avait fui la compagnie des années auparavant alors qu’il en était encore à ses débuts, ont organisé, le jour-même de l’enterrement de la Joana, un dîner avec le comédien du Burgtheater le plus en vue du moment.

Les raisons qui ont poussé le narrateur à accepter leur invitation, puis à se rendre effectivement à leur dîner alors que sa haine pour eux est débordante, sont dans un premier temps l’objet de ses réflexions. La surprise de les rencontrer au Graben, la douleur suscitée par la perte de son amie, l’aplomb de ses hôtes et sa propre faiblesse sont autant de facteurs qu’il explore un à un, puis tous ensemble. Le voilà donc, assis dans le fauteuil à oreilles de l’antichambre des Auersberger, à épier la société viennoise en attendant que l’invité d’honneur arrive.

Observateur et détracteur de ce qu’il voit et qu’il met en rapport avec le passé, le narrateur est loin d’adopter une posture neutre. Son point de vue est éminemment subjectif, à tel point que le lecteur se sent emprisonné, comme de la conversation d’un inconnu dont on n’arriverait pas à se débarrasser et qui déverserait sans pudeur son aversion et son dégoût.

Pourtant, ce monologue est loin de ne faire entendre que lui. L’ensemble de l’unique tirade que constitue le roman laisse constamment résonner d’autres voix. Elles se manifestent à travers des expressions ou des phrases entières, soulignées par l’emploi de l’italique. Ce que le narrateur met ainsi en valeur, non sans mépris, ce sont les expressions typiques de cette société viennoise, qui prétend appartenir à un monde artistique, et même organiser des dîners artistiques, au cours desquels elle loue de vrais talents, tels que celui du comédien du Burg.

Quand finalement arrive l’invité d’honneur et que l’on passe à table, ce sont des pans entiers de conversations que le narrateur fait ainsi entendre à travers sa propre voix. Ses ruminations sont peu à peu envahies par les débats qui animent le repas et mettent dos à dos l’Edgar de Strindberg et l’Ekdal d’Ibsen.

Cette capacité de se faire l’écho de cette société qu’il abhorre se retrouve également au moment d’évoquer des instants de grâce. L’âme de la Joana, enterrée le matin même en présence de toute cette compagnie, plane au-dessus de son épaule. Le souvenir ému de la comédienne, danseuse et chorégraphe contraste avec ses sentiments à l’égard de ceux qui l’entourent, et laisse envisager un passé moins amer, une figure de jeune artiste un peu trop enthousiaste.

L’ensemble de ces réflexions est étroitement noué par une langue qui ressasse sans relâche les mêmes phrases, les mêmes expressions. Le discours du narrateur progresse insensiblement là où il semble tourner en rond, formant ainsi des spirales. Ce mouvement incessant de la pensée et de l’écriture qui l’imite est nécessaire pour laisser discrètement surgir une révélation, apparemment inattendue et improbable, mais qui donne tout son sens au récit minutieux de cette soirée.

Comme l’œuvre de Proust, celle de Bernhard s’achève avec une urgence d’écrire, avant qu’il ne soit trop tard, urgence qui nous ramène au début de l’œuvre et referme pour de bon la boucle du roman. Cet incroyable motif, qui structure toute l’œuvre et se retrouve à l’échelle de la phrase, envoûte le lecteur et le mène avec le narrateur sur la voie du dépassement de la haine et du pessimisme.

F.

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