La rétrospective consacrée à Edward Hopper ne ménage pas son public. Victime de son succès, elle lui impose des heures de queue quels que soient le moment de la journée ou le jour de la semaine. Une fois entré dans le saint des saints, il faut encore s’armer de patience avant de découvrir les chefs-d’œuvre que les belles affiches de l’exposition ont laissé entrevoir. Un tel parcours met à l’épreuve l’enthousiasme des plus entêtés ou des plus passionnés, qui repartent néanmoins songeurs, certainement plus riches qu’ils ne sont venus.
Avant d’atteindre la salle qui réunit la plupart des peintures qui ont assuré la renommée de l’artiste et l’ont fait vivre jusqu’à sa mort, le public est soumis à un long circuit qui retarde le moment tant attendu de leur confrontation. La présentation de ses influences, de son travail d’illustrateur ou encore de ses gravures occupe la moitié de l’espace de l’exposition, soit un étage entier.
La visite commence donc avec le film de Charles Sheeler et Paul Strand sur New York, inspiré par le poème de Walt Whitman, « Manhatta ». Ces vues aériennes des gratte-ciel, des rues ou de la baie, immergent avec plaisir dans l’Amérique de l’entre-deux guerres. Traînées de fumées et silhouettes prises dans la masse sont des indices de la vie qui anime cette ville d’apparence inhumaine, toute de métal et de fer.
Après une vingtaine de minutes, le spectateur s’apprête donc à retrouver de telles vues dans les œuvres d’Hopper. Mais avant cela, l’exposition revient sur sa formation avec Robert Henri – qui a magnifiquement peint sa future femme, Josephine Nivison – et ses influences européennes, essentiellement Manet et Degas.
Ce nouvel interlude à la découverte des œuvres elles-mêmes n’est encore rien comparé aux salles consacrées aux années parisiennes. Préparé à voyager jusqu’en Amérique, le spectateur retrouve à travers les dessins de l’artiste le Louvre, Notre-Dame et autres sujets typiquement français. L’invocation d’autres peintres dont les œuvres mises en écho avec les siennes a pour effet de rendre minoritaire la production d’Hopper.
Son activité d’illustrateur le ramène heureusement sur le devant de la scène. Là, le rapprochement de son art avec celui de la bande-dessinée, pressenti dans ses portraits parisiens, s’accentue. La visite se poursuit avec ses gravures, qui explorent déjà ses futurs sujets de prédilection, et ses aquarelles. Ce parcours à travers ces différentes techniques est chaque fois justifié par un texte, suivant une logique téléologique : il a fallu tout cela pour en arriver aux chefs d’œuvres – que le public est enfin estimé capable d’apprécier.
Tous ces effets d’annonce – les éloges dithyrambiques de la presse, la longue queue à laquelle doit se soumettre le visiteur lambda, les multiples salles préliminaires – préparent à une rencontre bouleversante avec les œuvres. Là, ce n’est pas tant les commissaires de l’exposition qu’Hopper lui-même qui se joue de nous.
Les magnifiques couleurs de ses toiles et leur lumière saisissante attirent l’œil jusqu’à elles et suscitent l’envie de se perdre dans leur contemplation. Néanmoins, face à elles, le spectateur est confronté à un silence puissant et déroutant. Outre les compositions absentées, vides de tous personnages, celles qui en mettent en scène surprennent par leur mutisme.
Déjà, dans son autoportrait de 1903, ce qui frappait était la tache sombre qui se substituait au détail de la pupille. Les yeux du peintre se dérobaient ainsi à ceux du spectateur, en quête de dialogue. Dans ses peintures plus tardives, les gros plans se font plus rares, et le regard reste toujours aussi insondable. A cela s’ajoute le fait que la bouche des personnages peints est presque chaque fois fermée, les lèvres serrées.
Ceux-ci sont souvent représentés dans leur chambre, au travers d’une fenêtre, grâce à un œil intrusif capable de voler dans les airs pour se saisir de leur intimité. Le sentiment de leur solitude, qu’ils soient véritablement seuls ou seuls à deux, est accru par le fait qu’ils sont immobiles, comme inertes. Leurs attitudes pensives, secrètes, amènent le public à inventer des histoires. Les peintures sont alors prises comme des photos : à travers elles est reconstitué ce qu’il s’est passé, avant et après.
Le silence d’Hopper est ainsi comblé par de multiples anecdotes, plus ou moins fantaisistes. Chacun investit ces univers si parfaitement architecturés et colorés et s’y projette à corps perdu : la détresse et la mélancolie deviennent les portes d’entrée principales des imaginaires de chacun. L’anonymat de ces figures fonctionne à merveille et devient ainsi le support d’expression de centaines d’âmes.
Néanmoins le mutisme de ces personnages finit par obséder le spectateur, qui ne voit plus que cela. Ces yeux et ces bouches privés du don de communiquer les font passer pour des mannequins, tels ceux que l’on voit dans les vitrines des magasins. Leur immobilité et la vivacité des couleurs qui les entourent amplifie le sentiment d’être confronté à un univers non pas réaliste, comme il est qualifié à maintes reprises, mais profondément faux.
Le thème du théâtre, qui parcourt sa production, prend dès lors une ampleur nouvelle et c’est l’ensemble de ses œuvres qui est reconsidéré à travers lui. Les débuts d’illustrateurs d’Hopper et ses décors en carton-pâte, qui se trahissent parfois eux-mêmes par l’inclinaison d’une maison trop accentuée, nourrissent également la dimension artificielle de ses peintures.
Sa dernière œuvre, Two comedians, représentant deux pierrots en train de saluer, constitue un gigantesque pied de nez qui confirme ces intuitions. Le monde dans lequel s’est projeté avec tant d’innocence le spectateur apparaît alors aussi faux que celui de nos romans ou celui de nos séries américaines, elles aussi lisses et colorées.
Alors que son art n’avait pas la prétention de véhiculer un message social ou politique, il semble pourtant qu’Hopper nous absorbe dans un monde fictionnel pour mieux nous en extraire. Le choc avec la réalité, terne et grisâtre, en résulte d’autant plus fort et d’autant plus violent pour ceux qui ont restreint le désir irrépressible de se raconter au travers de ces peintures. Pour les autres, la lumière des œuvres et les histoires qu’elles ont fait naître suffisent amplement à les réjouir.
F.
Pour en savoir plus sur l’exposition « Edward Hopper », rendez-vous sur le site du Grand Palais.
Cela vaut-il 3h de queue sous une météo hivernale ??
🙁
Je fais partie des « passionnées…… reparties plus riches »……….!!! Commentaire très intéressant et réaliste….. Mais malgré tout, j’ai vraiment aimé l’expo et pas du tout regretté mon heure de « queue ». Je passe d’ailleurs demain toute la journée à un colloque sur Hopper !! Merci pour ces « critiques » toujours constructives……. MH
C’est très bien vu et très bien dit, tout ce que tu nous écris là… bravo, j’ai en effet adoré le salut ironique des deux comédiens comme dernier tableau et le contraste entre le sentiment de solitude exprimée par l’artiste et la densité du public qui se cogne devant chaque toile est saisissante.
Et je n’ai pas fait la queue, veinarde que je suis puisque j’avais un passage « réservé ».