« Familie » de Milo Rau à Nanterre-Amandiers – théâtre pornographique : la reconstitution du réel à tout prix, au prix du jeu et de l’intimité des acteurs

Depuis plusieurs années, l’artiste suisse Milo Rau est accueilli en France avec ses spectacles, qui toujours explorent les relations que le théâtre entretient avec le réel à partir de la question de la représentation de la violence sur scène. Après Five Easy Pieces, sur les crimes de Marc Dutroux, La Reprise, sur le meurtre d’un homosexuel à Liège en 2012, Rau s’empare d’un nouveau fait divers dans Familie : le suicide des quatre membres d’une famille en 2007, près de Calais. Les deux précédentes œuvres de ce triptyque démontraient comment le théâtre pouvait permettre d’apprivoiser l’horreur, par le jeu. Dans celle-ci, la démarche est inverse. Le fait d’amener une vraie famille sur scène évacue presque totalement le jeu, au point de faire naître un malaise extrême.

Sur le plateau de la salle transformable du Théâtre Nanterre-Amandiers, l’intérieur d’une maison a été soigneusement reproduit – scénographie qui convoque le souvenir d’Oreste à Mossoul, dernier spectacle de Rau présenté en France, au même endroit. Depuis les gradins, on peut voir au travers de fenêtres et de baies vitrées une pièce à vivre, une salle de bain et une chambre. Des phares de voiture qui passent par intermittences éclairent les détails qui composent cet espace, dont aucun ne retient particulièrement l’attention. Une femme entre, mais on ne dirait pas qu’elle vient vraiment de l’extérieur, ni que cet espace est sa maison. Elle installe son portable sur une enceinte et met de la musique – Who by fire?, de Léonard Cohen. Se superpose au morceau une voix féminine, qui fait la liste des choses qu’elle aime faire, bientôt mêlée à d’autres voix féminine et une voix masculine. Ce portrait sonore offre d’emblée l’image d’une famille aux plaisirs simples : ils aiment cuisiner, regarder des films sous la couette lorsqu’il pleut, lire Harry Potter… (seul retient l’attention le penchant du père pour le nudisme).

À mesure que la liste est égrainée, des preuves discrètes sont apportées. Celui qui est aussitôt identifié comme le père entre dans la maison et se met en cuisine (habillé). Sur la porte de la salle de bain, celle qui est la mère colle des photos de famille, filmées en direct et ainsi projetées en gros plan sur l’écran qui surplombe la scène. Certaines correspondances se tissent entre les images et les plaisirs évoqués, mais ce que l’on remarque surtout, c’est la banalité de cette famille, encore composée de deux jeunes filles très proches en âge. Après ce préambule, un générique projeté sur l’écran vient souligner ce qu’annonçait le texte de présentation du spectacle : les quatre individus réunis sur scène appartiennent à la même famille, dans la vie réelle. La femme et l’homme, An Miller et Filip Peeters, sont des acteurs de théâtre et de cinéma célèbres dans leur pays ; les filles, en revanche, Louisa et Léonce, montent pour la première fois sur scène avec ce spectacle.

L’aînée des filles est la première à prendre la parole et à s’adresser directement au public. Elle vient s’asseoir à l’avant-scène, son chien sur les genoux, et elle demande au caméraman, qui va capter tout au long du spectacle les moindres signes de complicité et d’amour qui unit cette famille, de venir la filmer. L’ambigüité du projet de Rau s’impose alors de manière éclatante. Louisa rapporte les grandes lignes de l’histoire de la famille Demeester, retrouvée pendue dans sa maison un soir de 2007, sans aucune explication. Mais elle ajoute aussitôt qu’elle-même a fait une dépression il y a peu, et qu’elle a eu des pensées suicidaires qu’elle a surmontées grâce à de nombreuses discussions avec sa mère et sa grand-mère. Le principe même du jeu théâtral est d’emblée débouté : c’est une vraie famille que Rau a invité sur scène pour rejouer le drame d’une autre famille, dont au moins un des membres a envisagé de mettre fin à ses jours. Il n’est pas question ici d’identification, d’incarnation. Rau insiste bien dans l’entretien reproduit dans la feuille de salle : « tout est vrai dans ce que les acteurs racontent de leur propre vie ». Alors que dans Five Easy Pieces, le metteur en scène avait invité sept enfants à rejouer non pas l’affaire Marc Dutroux, mais la préparation d’un spectacle sur l’affaire Marc Dutroux, situation qui lui permettait de réinstaurer de la distance avec ce sujet délicat par de multiples moyens tout au long du spectacle, ici, toute forme de distance est anéantie. Le spectacle colle à la peau du réel.

Cette évacuation du jeu est peut-être la mieux mise en valeur par la présence des deux chiens de la famille sur scène. Ils ne sont pas tenus en laisse, ils se déplacent librement dans la maison reconstituée, et s’aventurent parfois même à l’extérieur, à l’avant-scène ou dans les coulisses où il faut parfois aller les chercher. Leur présence est absolument authentique, elle est un morceau brut de réalité importé au théâtre qui fascine, car il est incontrôlable – même si ceux-ci paraissent assez dressés pour ne pas se jeter sur un spectateur du premier rang. Castellucci cherchait à produire un tel effet d’irruption du réel dans The Four Seasons Restaurant, quand il faisait venir un gros chien noir, sur un plateau par ailleurs composé aux antipodes des codes du réalisme. Ici, la présence des chiens, non pas ponctuelle mais continue, contribue à abolir toute forme d’illusion, de fiction.

Si Rau a demandé à la famille Miller-Peeters de mobiliser leur propre vie pour ce spectacle, c’est pour donner consistance au drame des Demeester. Ensemble, ils ont eu beau s’appuyer sur le rapport des pompiers qui ont découvert les corps, et même se rendre jusqu’à leur maison pour interroger leurs proches, ils se sont heurtés à l’inexplicable. Malgré les manques, les lacunes, ils ont tout de même souhaité reconstituer le plus fidèlement possible la dernière soirée de cette famille. Pour ce faire, ils l’ont structurée en différents temps, dont le premier, intitulé « tuer le temps », consiste à laisser voir la mère prendre sa douche et les filles réviser leur anglais pendant que le père cuisine. Vient ensuite le repas qu’ils partagent, puis la projection de vidéos de famille. Si l’ambiance est parfois pesante, l’issue tragique de la soirée, qui paraît au départ d’une banalité extrême, est de plus en plus nettement entrevue lorsqu’ils se mettent à ranger la maison et à entreposer tous leurs objets personnels dans des cartons – comme pour faciliter la tâche des survivants – et à revêtir des habits de cérémonie avant de se donner la mort.

Pour que les gestes et les paroles des acteurs prennent sens, Rau ne leur a pas seulement demandé de partager des photos et des vidéos personnelles. Il les a plus profondément invités à réfléchir aux raisons qui peuvent pousser une famille à s’anéantir, à partir des motifs qui, eux, pourraient les pousser à mettre fin à leurs jours ensemble. Outre la dépression de Louisa, plusieurs autres failles sont effleurées : l’absence des parents, dont la carrière internationale menace l’unité familiale ; la décision des filles de partir en internat, comme pour acter cette absence ; la crainte de voir la famille se dissoudre dans quelques années, avec le départ définitif des filles… Toutes ces hypothèses ne prétendent pas répondre de manière définitive à la question « pourquoi une famille en viendrait-elle à se tuer d’un commun accord ? ». Cette humilité face à la question évoque le film Elephant de Gus Van Sant, qui avance plusieurs motifs pouvant expliquer la fusillade de Columbine sans jamais choisir. Il ne s’agit pas ici, comme dans l’affaire Dupont de Ligonnès, de multiplier les explications – psychologiques, sociales, financières – pour percer le mystère Demeester, laissé entier par la note lapidaire qu’ils ont laissée : « On a trop déconné, pardon ».

Mais en réalité, la question « pourquoi ? » est reléguée au second plan par le parti-pris de réalisme absolu pour lequel a opté Rau. La première question est parasitée par une autre, vertigineuse : « comment ? ». Comment cette famille d’acteurs va rejouer ce drame, sachant que le jeu, précisément, a été évacué ? Comment la proximité du réel et de la situation théâtrale va rendre possible le surgissement du théâtre ?  Il ne reste longtemps que les surtitres (qui en plus se révèlent à plusieurs reprises fautifs), pour empêcher de croire que tout est absolument vrai, pour admettre que les phrases dites sur scène ont été répétées à l’avance. Le théâtre ne survient qu’in extremis. D’abord avec les larmes des filles, lorsqu’elles disent au revoir à leurs chiens. Ces larmes sont indécidables, déjà troublantes, mais elles ne sont encore rien : les parents vont jusqu’à installer les quatre cordes et les quatre tabourets, la famille va jusqu’à se faire ses adieux après avoir passé les cordes autour de leur cou, puis ils vont jusqu’à faire tomber les tabourets… Là, le théâtre resurgit d’un seul coup, car les pendus ne se contorsionnent pas comme des pendus. Voilà enfin un truc, quelque chose de faux, qui ramène au théâtre. Mais c’est trop tard, la pression est montée trop haut, la reconstitution du réel a pris une forme pornographique qui a fait naître un malaise immense, doublé d’un mouvement de rejet viscéral.

Rau est allé au bout de la cérémonie, du spectacle de la violence. Mais plus encore que le public qui peut être profondément heurté, c’est cette famille, sur scène, qu’il semble n’avoir pas épargnée. Quand on les voit saluer, on se demande ce qui a pu les amener à participer à un tel projet. La présence de chacun d’eux est magnifique au plateau, en particulier celle des filles, mais l’engagement personnel et émotionnel qu’exige ce spectacle est abyssal. Tous les quatre, ils n’ont pas seulement fait don de leur complicité, de leurs gestes, de leurs regards. Ils se sont embarqués dans une réflexion douloureuse sur la vie et la mort, sur les raisons de vivre ou de mourir que peuvent partager une même famille, sur la possibilité de survivre ensemble ou non dans le monde dans lequel on vit. Toute mise en perspective politique ou sociale ayant été évacuée, il ne reste plus que l’intime, devenu ex-time, exhibition presque obscène. Lorsqu’on lit l’entretien de Rau dans la feuille de salle, qu’on découvre les questions qu’il voulait aborder avec ce spectacle, il semble qu’il ait été pris au piège de son propre art : plus encore qu’un endroit de résistance du réel, c’est le problème presque éthique du jeu théâtral qu’il a soulevé, ce qu’il peut avoir de violemment intrusif, la façon qu’il a de mobiliser ce qu’il y a de plus intime, de plus fragile en chaque acteur.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Familie », rendez-vous sur le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.

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