« Oreste à Mossoul » de Milo Rau aux Amandiers – beau comme la rencontre fortuite sur une scène de théâtre d’un texte et d’une ville

La rentrée théâtrale est une fois de plus animée par le Festival d’Automne, qui, pour la troisième année consécutive, invite le metteur en scène suisse Milo Rau à présenter sa dernière création. Oreste à Mossoul illustre à nouveau la singularité de son théâtre, constamment préoccupé par le réel, attentif au monde dans lequel nous vivons, et en même temps soucieux de démontrer sa nécessité en tant que geste artistique. Le titre de ce spectacle, qui unit une figure de la tragédie antique au nom d’une ville d’Irak, devenue le théâtre de la guerre menée par l’État islamique ces dernières années, puis son symbole, exprime la recherche de cet équilibre fragile qui donne toute sa pertinence à la démarche de Rau.

Introduit par une interprétation de Mad World au piano, un acteur s’avance sur le devant de la scène des Amandiers et raconte un souvenir de théâtre. Sa présence, sa voix, sa langue invoquent un autre souvenir de théâtre dès les premiers instants, celui d’un spectacle de Guy Cassiers, Bloed and Rozen, dans lequel il interprétait Gilles de Rais. Tandis que le fantôme de ce rôle plane autour de lui, Johan Leysen raconte que l’un des premiers textes qu’il a appris dans son école d’art était le monologue du Veilleur, au début de la tragédie d’Eschyle, L’Orestie. L’acteur poursuit son récit, qui fait d’emblée du public un confident plutôt qu’une assemblée de spectateurs, en annonçant que Milo Rau lui a demandé de jouer Agamemnon pour son nouveau spectacle, inspiré du même texte.

Comme le fait deviner cette entrée en matière, le projet de Milo Rau n’est pas de monter la pièce d’Eschyle. Ni même de l’adapter, ou de l’actualiser. Le directeur du NTGent, lors de sa nomination en 2018, avait fait de cette pratique un interdit dans son Manifeste. S’interrogeant sur la meilleure façon de comprendre cette tragédie, Milo Rau a plutôt cherché « un endroit dans le monde où l’on peut comprendre quelque chose d’un texte ». Il s’est donc rendu à Mossoul avec des acteurs, et a souhaité inventer son spectacle dans les rues et décombres de cette ville multiplement occupée et bombardée, choisie comme siège de l’EI pendant quelques années avant d’être reprise en 2017 par les forces irakiennes. En confrontant ce texte à un morceau brut de réalité, Milo Rau choisit donc de contextualiser la tragédie d’Eschyle. Rien ne lie l’Orestie à Mossoul, si ce n’est l’intuition que les questions soulevées dans cette pièce pourraient bien retrouver une acuité singulière en étant posées dans cette ville. Et en même temps, par un effet miroir qui caractérise l’art de Milo Rau, cette contextualisation doit aussi permettre de mieux appréhender un pan de réalité qui résiste tout particulièrement à la compréhension. En faisant défiler des images de la ville, qui esquissent progressivement son portrait, ou ce qu’il en reste, tandis que Johan Leysen s’adresse au public, il réinvestit de la sensibilité là où elle semble anéantie – comme il l’avait fait dans Five Easy Pieces, pour apprivoiser l’horreur suscitée par l’affaire Marc Dutroux.

Oreste à Mossoul résulte donc de la confrontation d’un texte de théâtre antique et d’une ville représentative d’une des crises du monde actuel. Pour que l’un ne l’emporte jamais sur l’autre, que le rapport établi ne se résolve jamais dans un mouvement dialectique, que la relecture de la tragédie ne fasse pas de Mosoul un simple décor, ou que le portrait de la ville n’éclipse pas la pièce d’Eschyle, Rau fait intervenir un autre facteur qui situe le spectacle dans un endroit intermédiaire : la biographie des acteurs. Comme l’a fait Johan Leysen au début du spectacle, tous les comédiens présents au plateau vont se présenter et mettre en relation un pan de leur vie avec le rôle qui leur a été attribué. Ainsi, Marijke Pinoy raconte comment elle est passée du rôle d’Iphigénie à celui de Clytemnestre ; Duraid Abbas Ghaieb (Pylade) évoque sa formation à l’école d’art de Bagdad ; et Susana AbdulMaijid (Cassandre) raconte son retour après des années à Mossoul, d’où est originaire sa famille, suite à l’invitation de Milo Rau.

Toujours dans le but de maintenir en place cet équilibre fragile entre un texte et un lieu, le plateau s’organise sur deux niveaux, avec la présence d’un écran au-dessus de la scène. Les comédiens coexistent donc avec des images de Mossoul, mais aussi avec la captation de scènes de la pièce d’Eschyle tournées là-bas, avec des artistes irakiens, comédiens, musiciens ou danseurs. L’écran redouble parfois le plateau, en donnant à voir les mêmes scènes filmées dans des ruines qui s’imposent plus fortement au regard que les corps qui les occupent. À d’autres moments, les images filmées établissent un dialogue avec la scène, entretenant l’illusion d’un direct, avec par exemple une actrice irakienne voilée, qui se forme à l’art dramatique et qui interprète derrière sa burka Iphigénie sacrifiée par son père pour obtenir la faveur des dieux. L’ambigüité cultivée entre les deux modes de représentation devient vertigineuse lorsque des caméramans prétendent capter sur le plateau une scène, alors que l’image projetée au-dessus d’eux ne correspond pas à ce qu’ils filment. À l’inverse, l’écran reste noir quand le réel est trop brut, que sont racontés dans la plus grande simplicité des événements trop proches du présent pour être mis à distance : le récent bombardement de l’Institut des Arts face auxquels jouaient des étudiants en musique dans les images projetées, ou le naufrage d’un bateau qui cause la mort de centaine de personnes – événements qui renvoient à une impuissance des artistes et des individus, et qui suscite un sentiment de tragique d’une autre nature que celui qu’exprime la pièce d’Eschyle.

Dans ce voyage dans les rues de Mossoul, les scènes reprises à L’Orestie sont synthétisées, appropriées par les comédiens, qu’ils soient irakiens ou européens. Ce processus a pour but de mettre en valeur la question que veut poser Milo Rau avec cette pièce, celle du pardon. La tragédie s’écrit comme une suite de meurtres et de vengeances : Agamemnon tue Iphigénie pour que les vents se lèvent, afin de partir à Troie pour répliquer à l’enlèvement d’Hélène par Pâris. À son retour de la guerre, sa femme Clytemnestre l’assassine avec son amant Eghiste, ainsi que son esclave Cassandre, pour lui faire payer le meurtre de leur fille. C’est alors pour venger la mort de son père qu’Oreste tue ensuite sa mère et Eghiste. Ce mouvement infini d’engendrement mortel ne prend fin que quand un tribunal vient juger Oreste, et lui accorde le pardon. La loi du Talion vient alors remplacer la logique mathématique des hommes.

Mettre fin au cycle infernal des vengeances, répliquer par la justice à la violence inégalable, telles sont donc les questions que pose Milo Rau à Mossoul. Il les ré-ancre dans cette ville millénaire, peut-être l’une des plus anciennes du monde, disputée pour son pétrole, détruite par les guerres terroristes, et à la population – enfants compris – de nombreuses fois décimée. Face aux horreurs de Daech, faut-il répliquer, anéantir ou juger ? Le procès d’Oreste devient celui des djihadistes. Les Irakiens interrogés hésitent sur la sentence, avancent à demi-mots l’idée d’un nouveau Procès de Nuremberg, mais se taisent au moment de voter. Avec ce long travail de Milo Rau, la réflexion d’Eschyle retrouve ainsi un sens profond, et une portée véritablement existentielle.

Pour en arriver là, le metteur en scène assume jusqu’au bout d’occuper un espace intermédiaire, indéfini, inconfortable, qui devient le spectacle lui-même : un espace hybride, entre la scène et l’écran, Mossoul et le théâtre des Amandiers, Eschyle et Daech. Il ne cède pas à la tentation de sublimer par l’art cette confrontation, cette contextualisation, et les costumes plutôt kitsch dont il se sert semblent bien exprimer cette précaution contre l’esthétique. Plutôt qu’un objet fini, en  guise d’œuvre, il présente sa démarche. Son geste artistique devient l’objet central de la représentation, et rapproche ainsi le théâtre de la performance – une performance à laquelle se soumettent les acteurs, peu mis en valeurs en tant qu’artistes, plutôt engagés dans ce projet en tant qu’individus sensibles. Une performance pour que l’art encourage un possible, présente un précédent à partir duquel bâtir l’avenir : la possibilité d’une issue au cycle de la vengeance, de substituer l’humanité à la violence, de faire (re-)naître la civilisation du pardon et de la justice.

F.

 

Pour en savoir plus sur Oreste à Mossoul, rendez-vous sur le site des Amandiers.

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