Dans le registre Shakesperien, Hamlet est un incontournable. Aussi, comme tout ce qui est très connu, il est difficile de le mettre en scène ou d’aborder des tirades telles que « To be or not to be […] ». Avec Igor Mendjisky et Romain Cottard, il y a deux mots d’ordre : dynamisme et réactualisation.
Quand il s’agit d’une pièce du XVIIè siècle, dite classique, on entend souvent ces mots là pour parler d’une adaptation. Ce qu’il faut voir ici c’est l’incroyable énergie vitale qui est concentrée sur scène et qui nous maintient par les épaules et nous secoue pendant toute la pièce. Certes, il s’agit du sens figuré, mais la limite entre scène et public est plus que poreuse.
Ces qualités, on les trouve dans le texte : après la mort du père, les sentiments sont à fleur de peau, le désir de vengeance plane, la folie est tantôt jouée tantôt réelle. Enfin, un théâtre dans le théâtre semble être le moyen de faire éclater la vérité. On oscille donc entre le monde réel et le monde de la fiction au sein de même la pièce, ainsi qu’entre le tragique et le comique.
Ce sont toutes ces ambivalences baroques qui sont la marque de fabrique de l’auteur. Mais encore faut-il les manier avec habileté et passer du rire aux larmes sans trop de grossièreté. C’est la prouesse de Romain Cottard dans le rôle titre. Il manie tous les registres avec autant d’aisance et nous livre Hamlet dans toute sa complexité.
Pour ce qui est de la réactualisation c’est le parfait dosage entre fidélité et modernité, entre une belle traduction et des costumes à paillettes et des chansons contemporaines.
La maîtrise du texte paraît d’emblée dans le choix de placer l’épilogue d’Horatio au début, ouvrant le spectacle par une question incisive : « Que voulez-vous voir ? », lancée par le personnage qui nous observe depuis un moment déjà, alors que nous nous asseyons innocemment. Nous sommes prévenus pour la suite : le spectacle s’adresse à nous.
Dès lors, il n’y pas à être surpris de se retrouver à côté d’un comédien au cours de la représentation, ou de se voir prier comme si nous étions Dieu, ou encore de recevoir des herbes de la part d’Ophélie.
Les ingéniosités de mise en scène sont multiples, et il ne faudrait pas toutes les citer pour garder un effet de surprise. Cependant, impossible de ne pas mentionner le « To be or not to be », précisément. Ne pas le prononcer et l’écrire à la craie sur le mur est le parti-pris. Ainsi, jusqu’à la fin, tous les « o » nous regardent et nous sollicitent sans relâche.
Le spectacle est dense, en continu, et l’on en ressort épuisés. Hamlet et Ophélie ont déchaîné leur folie, le Roi et Polonius, exploré leurs stratagèmes, Yorick a resurgi de sa tombe. Horatio seul est resté constant et sage. Tous les portraits ont été présentés, tout le drame a été déroulé. Les questions, elles, repartent avec chacun.
F.
Toute l’ambiguïté réside en effet dans cette valse entre acteurs et spectateurs. Nous entrons, nous sommes observés, totus mundus histrionem agit, nous sommes acteurs devant un acteur-miroir, confrontation majestueuse et déroutante (au ciné13 théâtre nous avions même la possibilité de nous asseoir sur scène, ce qui exacerbait la confusion). Puis redevenons spectateurs, au vrai commencement, si ce n’est acteur-public auquel on s’adresse régulièrement comme à une entité propre. Et de même, les acteurs oscillent en permanence entre l’observation et le jeu ; ils sont tantôt vus, voire espionnés, tantôt guettent, tantôt jouent car observés, tantôt l’ignorant, bref. Aussi portent-ils tous un masque-visage continu qui peut-être ne tombe que dans la mort. Ainsi le passage de la pièce dans la pièce constitue-t-il une apothéose (qui déjà s’annonçait quand les deux acteurs déclamaient en anglais face à H). En somme la mise en scène dynamique se devait de desservir une tension aussi continue valsant entre ambiguïté et ambiguïté. Il ne fallait pas qu’on s’endorme dans notre rôle de spectateur. Romain Cottard tremble de tous ses membres parce qu’il se laisse aller à la folie d’une folie feinte d’une folie feinte. Et c’est magnifique. (je suis amoureuse de lui)
Ce qui favorise le dynamisme aussi, tu n’en as pas parlé, outre les systématiques et ahurissantes trouvailles de mise en scène, c’est la musique et sa progression. Le sweet dreams dans ses deux célèbres versions, en commençant par la plus vieille et la plus joyeuse pour mieux assombrir l’ensemble ensuite. Il y a aussi de vagues modifications textuelles, modernes, mais tellement cohérentes que personne ne les voit, modifications qui par ailleurs ont été lourdement critiquées comme s’adressant à un public adolescent. Mais la noblesse de leur transparence les justifie amplement je trouve.
Concernant le to be or not to be auquel nous sommes tous bêtement suspendus, il prend possession de la densité profonde de l’espace. Depuis le début le fond n’était qu’un mur, et voilà qu’il devient ardoise blanchie, nous renvoyant alors, oui, à l’oeil, mais aussi à l’écriture, faisant d’Hamlet l’auteur de la pièce, et non plus seulement un moteur passif.
Ce que j’avais bien aimé aussi était cette Ophélie qui même morte continue de hanter. C’est ça qui est chouette dans cette tragédie complexe, l’on n’est jamais totalement vivant ou totalement mort, ou alors quand on est vivant, on est mort d’avance. Le spectre d’Hamlet, chevauchant sa fumée, est le spectre de la perte de chacun.
Sur ce je vais de ce pas écrire des poèmes qui font des bulles en pensant fort à Hamlet avec sa grande hache.
(y retourne ce soir, après deux ans, émue au possible avant même l’émotion)