« Déjeuner chez Wittgenstein » mis en scène par Krystian Lupa aux Abbesses – un pavé dans la mare

En plus de ses deux dernières créations, Des arbres à abattre et Place des héros, Krystian Lupa présente en cette fin d’année un spectacle qui date d’il y a près de vingt ans, Déjeuner chez Wittgenstein, dans le cadre du portrait que dresse de lui le Festival d’Automne. Un tel choix s’explique autant par le fait que le spectacle n’a cessé de tourner et d’être repris depuis 1996, mais aussi parce que l’auteur qu’invoque Lupa avec cette œuvre est encore Thomas Bernhard. Au Théâtre des Abbesses, le metteur en scène rassemble donc une nouvelle fois les comédiens avec qui il a créé le spectacle au départ – qui n’ont cessé de vieillir avec leurs personnages pendant toutes ces années –, et démontre la continuité de son travail à la scène.

S’il fallait trouver l’indice qui laisse à penser que Déjeuner chez Wittgenstein a été créé par Lupa il y a vingt ans maintenant, on pourrait invoquer la scénographie. Pas de grand espace vide ici, voué à l’abandon et à l’errance, dont les parois pourraient devenir surfaces de projection, mais au contraire la reproduction réaliste d’un intérieur bourgeois cossu, d’une salle à manger garnie d’une table, de chaises, d’un grand buffet, de banquettes, et de nombreux cadres sur les murs tapissés. L’espace reconstitué correspond à celui décrit par Bernhard dans ses didascalies, qu’il veut pour cadre de sa pièce.

Celle-ci donne à voir les relations complexes d’une fratrie, deux sœurs et un frère, ce dernier s’apparentant au philosophe Wittgenstein. Pour les saisir, Bernhard distingue trois longues scènes. Une première sans le frère, puis le déjeuner qui donne son titre à l’œuvre, et enfin un dernier tableau, dans l’après-midi. En réalité, même s’il n’est pas physiquement présent sur scène, le frère s’impose d’emblée, placé au cœur du dialogue des deux sœurs, qui débattent pour savoir si c’était une bonne idée que l’aînée le fasse sortir de l’hôpital psychiatrique de Steinhof. Alors que cette dernière est convaincue qu’il sera plus heureux auprès d’elles, la cadette en doute.

Partant de cette situation, Bernhard tisse tout un univers autour de ces trois êtres, par petites touches successives, ajoutées au détour d’une réplique. Le déploiement de la situation se dessine ainsi non pas dans la longueur, mais selon des cercles concentriques de plus en plus large à partir d’un même centre, qui nourrit une impression de statisme. De même, les différentes crises qui rythment l’œuvre la font moins progresser sur un axe horizontal que vertical, entraînant chaque fois plus profond. Par ce procédé, la pièce tout entière s’apparente ainsi à une exposition, d’une situation qui reste insoluble. Car pour Bernhard, il s’agit moins de la dénouer, dans une perspective dramatique, que d’en faire prendre la mesure et l’ampleur, d’en faire percevoir la complexité proprement vitale.

Celle-ci transparaît nettement quand arrive enfin le frère sur scène. Alors que la cadette pouvait laisser croire par ses remarques qu’elle haïssait son frère, par rapport à l’aînée qui multiplie au contraire les attentions à son égard, l’arrivée du frère révèle qu’en réalité elle le comprend mieux, qu’elle est plus complice avec lui – ce qui ne l’épargne pas de l’ingratitude du philosophe, de ses manies et ses lubies. L’aînée paie tout particulièrement les frais de ses humeurs, incapable de voir que son frère est asphyxié par ses prévenances maternelles, blessé par les moyens de diversion qu’elle déploie pour l’empêcher de s’emporter.

A plusieurs reprises, la séparation définitive, l’affrontement ultime, ou l’anéantissement mutuel paraissent inévitables tant leurs rapports sont violents. Et pourtant, ils ne se séparent pas, ne renoncent pas à être ensemble, à partager un repas, ou à vivre dans les mêmes pièces. Ce qui paraît irrévocable, au terme d’une gradation chaque fois plus poussée, est chaque fois aussi dépassé, tassé. La démultiplication de ces conflits sans conséquence n’a pas pour seul effet de révéler la personnalité du frère, et les névroses ne sont pas que son lot à lui. Il le partage avec ses sœurs, pris comme il l’est entre celle qui s’oublie dans l’alcool pour se laisser porter, et celle qui comble le vide de sa vie par le soin qu’elle cherche à apporter à ses proches. D’infinies variations émotionnelles finissent par les lier les uns aux autres, et si une quelconque forme de résolution paraît impossible, il n’en reste pas moins que ces nuances laissent entrevoir qu’il y a peut-être, au fond, une espèce de tendresse qui les fait rester les uns avec les autres – malgré les vérités qu’ils se renvoient à la figure, ou les horreurs que le frère note dans son carnet sur ses sœurs et qu’il lit avec un laconisme terrifiant –, un amour paradoxal qui s’exprime dans la rage. Pour couronner le tout, tous ces affrontements et ces déchirements vont jusqu’à être dédramatisés en une phrase, lorsqu’ils s’accordent à écouter la pluie pour passer la fin de la journée.

S’ils surmontent chaque crise, la trace en reste néanmoins inscrite dans l’espace. Les tensions qui rendent prisonnier ces personnages les uns des autres sont en effet cristallisées scéniquement. Les sons interviennent ici pour redoubler l’intensité d’une colère, pour mettre en valeur un crescendo. Mais plus encore, de nombreux gestes – jeter par terre, casser, renverser, retourner… – viennent déranger l’ordre de cet espace et rendre compte du chaos qui les habite tous trois. La nappe brodée par la grand-mère tient un rôle tout particulièrement important. D’abord placée avec application au centre de la table, en symétrie parfaite par rapport à ses motifs, puis recouverte de la vaisselle, disposée avec autant de minutie, elle est ensuite tachée, tirée, disputée, jusqu’à ce qu’elle serve à tout envoyer d’un coup au sol. Le frère ne s’en sépare pas une fois que tout est cassé, et s’en fait une arme, une cape, un linceul ou une couverture. Les éléments scénographiques qui pourraient apparaître comme un simple décor deviennent ainsi moyen d’expression, aussi bien la vaisselle cassée, que les meubles déplacés, les portes violemment refermées ou les tableaux retournés. Et tout cela, loin de s’apparenter à du théâtre où les portes claquent sans cesse, intervient dilué dans la langueur, dans la temporalité distendue de ces dialogues sans fin, dans l’inertie de ce drame familial sans drame.

Depuis la salle, l’espace de la scène est mis en valeur comme une boîte, par sa petitesse par rapport au cadre de scène, et par son ouverture vers le public cernée d’un cadre rouge, redoublé par un fil, à hauteur de la taille, qui agit comme un signal d’interdiction. Si la circulation semble ainsi limitée des comédiens au public, l’autonomie soulignée de cette scène, loin de l’isoler, suscite le désir de la pénétrer, d’y faire effraction. Plus encore, alors que le caractère théâtral de l’espace, sa dimension artificielle, semblent ainsi mis en évidence, le lieu paraît au contraire habité. Les comédiens l’occupent véritablement, ils l’ont fait leur. Ceci en grande partie car ils se confondent avec leurs personnages, qu’ils s’en sont fait une seconde peau, pris par l’ampleur épique de cette œuvre, et dès lors capables d’offrir avec Lupa et Bernhard le seul spectacle de trois personnages enferrés dans une situation qui cristallise leur vie entière.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Déjeuner chez Wittgenstein », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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