« Cowboy » de Delphine de Baere au WET°6 – errance aux frontières de l’absurdie

Delphine de Baere a été invitée dans le cadre du WET°6, festival consacré à la jeune création organisé avec le soutien du CDN de Tours, à présenter sa dernière création, Cowboy. La grande salle de la Pléiade, située en banlieue de Tours, est pleine d’un public dans l’ensemble jeune, frémissant avant le spectacle et franchement enthousiaste au moment des applaudissements. Le spectacle déplace pourtant, et entraîne dans des zones incertaines. Le plateau convoque l’imaginaire du Far West américain, en cohérence avec le titre qui sert de cadre d’appréhension, mais les coordonnées spatio-temporelles dans lequel s’inscrivent les personnages sont troublées pour dresser le portrait d’êtres désœuvrés, qui se racontent des histoires pour faire passer le temps.

Le spectacle commence avec un noir plein, intact, pas même percé par des enseignes lumineuses qui indiqueraient une sortie de secours. Ce noir mat, donc chacun devient responsable au moment de ranger son portable, met les sens en éveil. Il rend attentif aux souffles, aux sifflements discrets, qui deviennent progressivement vent chaud qui s’élève et cris d’oiseaux solitaires. Un éclairage en douche jaune dessine ensuite un espace au milieu de la scène, tout à son bord, endroit où se trouve une peau de bête zébrée sur du sable lui aussi jaune. Une silhouette s’avance vers la lumière, claudicante, et son style contribue à entraîner dans le désert américain. C’est un cowboy à la peau brûlé et luisante, cowboy débraillé auquel manque une botte et dont les vêtements sont sales. Sans dire rien encore, le pouce dans la poche du jean, il prend le temps de regarder devant lui, dans le noir de la salle, d’observer les réactions du public, d’établir avec lui un contact sans encore parler, et son allure et les bruits qui continuent de l’accompagner suffisent à nouer une relation de complicité avec les spectateurs.

Dès la première phrase, le cowboy laisse progressivement entendre un accent caricatural, qui fait d’autant plus rire que le personnage s’inscrit dans le double sillage de Jon Fosse et Samuel Beckett lorsqu’il annonce que quelqu’un ou quelque chose va venir, tout en ayant l’air de prendre en considération l’attente dans laquelle se trouve le public de voir le spectacle commencer. Au moment d’allumer une cigarette pour partager cette attente, deux flammes au loin laissent deviner la présence de deux autres personnes, qui se révèlent la source des sons et des bruits qui paraissent répondre de manière ironique à son propos elliptique. Sans rompre de manière définitive le silence, Jo la Botte en vient à se présenter, comme un cowboy sans cheval, sans cheptel et sans botte gauche, simplement accompagné d’un chien, Doggy, qu’il appelle à intervalles réguliers en suggérant que le désert dans lequel il se trouve est immense. Jo fragilise son identification déjà branlante quand il en vient à dire que son accent n’existe pas, et que lui-même est une métaphore. Ces deux bouts de phrases suffisent à faire basculer dans l’absurde – non pas un absurde radical à la Ionesco, mais un absurde incertain, qui fait parfois douter de lui-même, une folie douce qui empêche de trancher de manière définitive.

Après cette lente mise en condition, qui nous place pile au bon endroit pour ce qui est à venir, Jo est rejoint par deux autres cowboys de fortune, tout aussi sales et brûlés que lui par le soleil, cowboys d’occasion eux aussi, qui entament une cérémonie d’enterrement. Ensemble, ils se révèlent une bande de clowns qui débordent, parlent trop fort, récitent de manière maladroite des phrases qu’ils ne comprennent pas, se chipotent et cherchent la première occasion de rire tout en jouant à être solennels. Leurs rapports semi-agressifs suggèrent qu’ils vivent ensemble depuis longtemps et se connaissent comme des frères et sœurs. Le caractère burlesque de leur cérémonie est décuplé lorsque le quatrième cowboy que les autres enterraient se relève, furieux qu’ils exécutent si mal ce qu’il a conçu avec soin. Leurs relations s’enflamment dans ce désert trop chaud, simplement occupé par un cactus, une bassine d’eau, deux chaises, une longue corde et un tabouret. Jo, Georges, Job et Mickie se mettent dès lors à parler, sans relâche. Il apparaît que leurs conflits n’ont pas vocation à se résoudre. Se balancer ses quatre vérités à la figure sert autant à faire passer le temps que s’inventer des vies. Ces cowboys se nourrissent en effet de cacahuètes comme de récits, et finissent par s’écœurer les uns des autres d’histoires.

Le patronage de Godot se révèlent une clé pour traverser la dramaturgie erratique que dessine leurs échanges. Incapables d’élaborer un quelconque schéma narratif, ces Don Quichote contemporains multiplient les joutes oratoires et les performances qui font encore monter la température de leurs corps. En réponse à Job qui explique lors d’une longue tirade avoir voulu les sauver du désespoir par la création d’un rituel – tirade qui vire à l’insulte scatologique –, Georges se lance dans une réinterprétation du mythe de la caverne, devenu mythe de la taverne. Les quelques références convoquées, même sous une forme dégradée, maintiennent sur le fil qui sépare l’absurde de la logique. Cette tension est cultivée par le travail des corps, qui, lorsqu’ils ne miment pas le mythe de Platon de manière très éloquente, se baignent, s’abreuvent, se nourrissent de cacahuètes, en crachent l’écorce, travaillent leur posture un pied en appui sur rebord de bassine ou sur un tabouret. Sans cesser de se blesser, de s’écorcher en se disant les choses de manière trop crue, ils se reprochent à tour de rôle de trop parler et finissent même par se quitter – avant de revenir, comme condamnés à être ensemble par une étrange fatalité.

Loin de s’éclaircir à mesure de leurs saillies, la situation dans lesquels se trouvent ces cowboys est de plus en plus inassignable, en particulier quand Mickie revient après avoir quitté ses camarades de manière définitive et qu’elle renvoie à notre réalité en suggérant avoir dégusté un chianti dans un petit restaurant italien avant d’appeler un ami avec son portable. Son récit pourrait annoncer une remontée progressive vers le réel, mais l’arrivée d’un dernier personnage remet une couche d’absurde sur tout ce qui précède. Entre deux crises qui tendent tout son corps, la visiteuse, par son récit, amène à envisager ces quatre énergumène  comme des marginaux, des ratés, des héros de pacotille qui vivotent sur un terrain vague et se consolent avec des histoires parce qu’ils ont rompu avec la société pour un crime ou même moins que ça.

Malgré le caractère insituable de la situation présentée et la dramaturgie vagabonde tissée à partir d’elle, ces personnages nous parlent. La note d’intention de Delphine de Baere permet de comprendre d’où vient cette impression de familiarité. La metteuse en scène explique que le désert représenté lui a été inspiré par le désert médical, scolaire, culturel et agricole dans lequel elle a grandi, en Seine et Marne, et que le désœuvrement de ses personnages vient des heures qu’elle a passées avec ses amis à tuer le temps et à rêver des vies de gloire sur les bancs d’une ville sans histoire, construite de toute pièce comme le parc Disneyland qui la jouxte. Ce point de départ, sans jamais être exhibé de manière explicite et didactique dans le spectacle, donne une cohérence et une consistance profondes à cette divagation.

La tenue du spectacle est aussi à mettre sur le compte du jeu des acteurs – Delphine de Baere elle-même, Bastien Montes, Boris Prager, Damien Trapletti et Gwendoline Gauthier. Leur façon de se couper la parole, de multiplier les niveaux d’intensité et donc d’écoute, l’assurance avec laquelle ils assument les silences entre deux altercations, l’intensité émotionnelle qui se dégage de leurs conflits alors qu’ils produisent un effet comique suggèrent une relation de fond entre eux. Plus largement, leur capacité à porter l’audace d’un tel registre doucement absurde, d’une telle situation, de tels personnages et de tels discours, achève de convaincre de la pertinence de ce spectacle, de sa justesse dans l’endroit incongru qu’il explore.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Cowboy », rendez-vous sur le site du CDN de Tours.

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