« Une cérémonie » du Raoul Collectif au Théâtre de la Bastille – collection de fulgurances pour temps de crises

En juillet 2016, le public français découvrait dans le cadre du Festival d’Avignon un de ces groupes d’acteurs dont les Belges ont le secret, le Raoul Collectif. Rumeur et petits jours a laissé le souvenir d’une expérience d’autant plus mémorable qu’elle est restée unique. Le covid a en effet retardé le moment de la découverte de leur nouvelle création, Une cérémonie, accueillie comme les spectacles de tg STAN ou De KOE, à la Bastille. Les mois qui se sont écoulés depuis l’été 2020 – date initialement prévue – n’ont pas mis le propos du collectif sur la touche. Bien au contraire, l’actualité des deux dernières années et celle plus brûlante encore des dernières semaines n’a fait que nourrir le désarroi dont ils font état, avec beaucoup d’humilité.

Le public nombreux se presse dans la salle pour le soir de la première. L’espace qu’il découvre à l’intérieur est immédiatement accueillant : sur le plateau, de nombreuses chaises de jardin en plastique vert paraissent une invitation à venir s’y asseoir. Parmi ces chaises, des instruments, un miroir à ampoules, un portant de vêtements, des spots de lumière. Et au-dessus, une grande structure de métal qui évoque la silhouette d’un dinosaure volant. L’univers, inassignable, invite d’emblée à la contemplation et à la rêverie.

Les artistes, acteurs et musiciens, neuf en tout, arrivent avec l’employée de la Bastille venue nous demander d’éteindre nos portables. Ensemble, ils créent un effet de masse joyeuse, alors qu’ils sont tous vêtus de costumes noirs, plutôt apprêtés. Ils paraissent sortir d’une cérémonie – celle annoncée en titre. Le spectacle offert n’est pas l’enterrement d’un proche, mais plutôt le repas qui suit, ponctué par les toasts, les discussions de plus en plus arrosées, les tentatives de divertissements acceptables dans un tel contexte, l’ennui, la tristesse, les blagues, les nerfs qui craquent, les saillies de l’un ou de l’autre… ce non-temps de deuil collectif au cours duquel le quotidien s’évanouit, où n’importe que d’être là, ensemble, sans projet ni programme. Ce temps de partage frappé d’interdit pendant le covid, alors qu’il se révélait encore plus nécessaire que d’ordinaire. C’est là un cadre de lecture possible, parmi d’autres. La seule chose que l’un d’entre eux, David Murgia, annonce, c’est le désordre à venir, l’absence d’ordre. À de multiples reprises, et jusqu’à la fin, il proposera « d’introduire » ce qui est, démultiplication qui sape la fonction même d’introduction. De multiples pistes sont ouvertes, et il apparaît dès les premières minutes qu’aucune ne sera vraiment suivie, qu’il faudra accepter d’être balloté de ci et de là, qu’il faudra de se passer d’une structure qui nous guiderait, que nous sommes invités à un vagabondage.

Suivant le mode de jeu répandu par l’organisation en collectif, l’écoute du spectateur se trouve sollicitée par des prises de parole successives, liées entre elles par des sous-conversation, un ronronnement continu fait de micro-phrases parfois plus savoureuses que celles qui sont dites avec l’intention d’être entendues de tous. Celles de Jérôme de Falloise, qui joue le rôle des rabat-joie caustique, en retrait du reste du groupe, nourrissent particulièrement ce plaisir de la phrase prononcée à mi-voix et attrapée au bond. Les artistes au plateau s’observent, s’écoutent, et se passent ainsi le flambeau de la parole comme une coiffe de bois ou de plumes, avec souplesse, en faisant mine de reproduire un mouvement naturel. L’enjeu de ces modulations dans les niveaux de parole n’est pas de faire croire à ce prétendu naturel ; il est plutôt d’aiguiser l’écoute et le regard, de rendre attentif au jeu, de mettre aux aguets, de placer dans un état de d’infrasensibilité.

Ces artistes ne sont pas personnages, ils s’appellent tous Francis ou Francine, et entre eux, la parole circule sans raison, sans narration, sans motivation, sans direction. Dans le continuum qu’ils créent, des phrases s’apparentent à des citations. Ils évoquent des espèces de chevaliers – les Compagnons de l’Apocalypse nous apprend la feuille de salle, issus d’un livre de Simenon – des réminiscences de Don Quichotte et Sancho Panza, et d’autres qui restent sans référence, qui interpellent d’autant plus qu’elles mettent en échec notre pulsion d’identification. Ces phrases retentissent comme des vérités à méditer, ainsi isolées de tout contexte.

À un moment donné, une scène s’esquisse, deux acteurs rejouent le conflit de Créon et Antigone, celle-ci jouée par Anne-Marie Loop qui en propose une version convaincue, forte d’une expérience de vie qu’on méconnaît d’ordinaire à ce personnage. La scène fait cependant exception. Le spectacle offre pour le reste une collection d’instants, de performances – de Jean-Baptiste Szézot notamment, capable d’escalader les murs ou de se transformer en boule de bowling au milieu des chaises en plastique et ainsi de faire passer des ondes d’énergie extraordinaire dans la salle –, de séquences instrumentales de jazz, style qui imite le mode de circulation de la parole sur scène, la mise en valeur de plusieurs solos à partir d’une base collective. Le flux contemplatif est encore nourri par des moments de stase, d’attente, où ne se passe presque rien, au cours desquels ils se regardent simplement, se sourient, font voler des pétales ou des feuilles, avant de porter un toast et de relancer la dynamique ailleurs, de faire apparaître un grand hibou – Athéna philosophe ou ange de l’histoire – ou un centaure qui devient taureau.

Le patchwork burlesque est assumé comme tel, à rebours de toute exigence d’efficacité. Le collectif met en déroute tout comportement de consommateur, à la faveur de la gratuité et de la poésie – qui enrichissent plus encore. En sous-main, se constitue cependant progressivement un discours. La littérature côtoie un discours politique, esquissé par pointes : il faut subir ou s’armer, déclare l’un ; changer le cours des histoires fondatrices, essaie l’autre ; revendiquer la légitime défense à une échelle plus grande que l’agression individuelle, propose un troisième. Toutes ces tentatives sont néanmoins désignées comme vaines, il n’y aura pas ici de grand discours réconfortant, de recette pour sortir du désarroi, d’utopie salvatrice. Il paraît le loin, le temps où l’on mettait des fleurs dans les fusils des CRS pour protester contre le nucléaire. Désormais, il faut apprendre à vivre sans utopie, et même avec le désespoir, et se contenter de fulgurances, en attendant le moment où le présent sera transformé en épopée.

Le Raoul Collectif prend avec ce spectacle le risque d’ennuyer, d’agacer ou de laisser l’esprit vagabonder trop loin d’eux. Ce risque est pris pour mieux inviter à se consoler de notre seule coprésence, à trouver refuge dans la littérature, à partager un lieu d’écoute et de solidarité – lieu que le mode de fonctionnement du collectif travaille à constituer. Le spectacle ne propose pas une cérémonie, réglée par tel ou tel rituel rassurant, mais plutôt ce qui vient après, la zone de transition indéfinie qui prépare le retour à la vie.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Une cérémonie », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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