« Les Toits bossus » du Groupe T à la Commune d’Aubervilliers – résistances et fulgurances

La Commune d’Aubervilliers a programmé cette saison deux spectacles du Groupe T, et ainsi organisé la rencontre avec un théâtre incomparable, au sens littéral. Un théâtre qui ne ressemble à rien de connu, porteur d’un imaginaire aussi puissant qu’énigmatique. Le titre du premier des deux spectacles, Les Toits bossus, évoque un conte de Grimm ou d’Andersen, on entendrait presque « les trois bossus ». Cette ambiguïté homophonique est programmatique. Elle annonce un spectacle sur l’enfance, où le langage trébuche pour mieux retentir. Un spectacle plein de promesses et de menaces, et sujet à de multiples interprétations.

Au départ, il y a un plateau indéchiffrable, avec des caissons et des tuyaux en aluminium, devant un paysage dessiné sur une toile. À jardin, un gros tas de tissus, qui évoque pêle-mêle La Giogia de Pippo Delbono ou l’installation de Boltanski pour l’exposition Monumenta. Quoique toute forme de réalisme paraisse d’emblée congédiée, l’espace représente de manière très littérale un toit d’immeuble – mais sans la hauteur, le vertige qui l’entoure, le danger d’une chute potentiellement mortelle. Un toit bossu, car surmonté d’excroissances formées par les conduits d’aération qui assurent la circulation de l’air là en-dessous. Quelques bonhommes colorés dessinés à même les caissons en métal retiennent l’attention, ainsi qu’un acteur, qui se tient dans ce lieu insolite et qui paraît chauffer sa voix par plusieurs exercices.

Parmi les autres acteurs et actrices qui entourent la zone de jeu, l’une s’avance et vient trouver Aurèle, déjà présent sur le toit. L’entrée en matière est aride : pas de son qui accompagne son arrivée et une lumière qui frappe comme le soleil de midi, qui justifie d’emblée le fait que les deux personnages portent casquette et chapeau. La toile qui sert de fond évoque elle aussi la chaleur caniculaire d’une ville où les éoliennes poussent plus rapidement que les arbres et où le béton des immeubles fait monter la température. Les premières phrases sont sèches et disent malgré elle cette chaleur de nos villes en été. Une brèche s’ouvre dans ce désert lorsqu’un nouveau personnage arrive et repart aussitôt car il a oublié ses « … ».

Sa sœur – car la fille arrivée avant lui est sa sœur – dit qu’elle-même ne sait pas de quoi il s’agit, ce que désigne ce mot chargé d’une importance telle que Fredo repart précipitamment le chercher. En attendant son retour, Sam propose de décrire à Aurèle la villa qu’elle habite. Une villa face à la mer, avec un jardin luxuriant et du marbre rose à l’intérieur. Avec cette tirade, déclamée debout sur l’un des caissons du toit, le regard au loin, on bascule immédiatement dans le rêve et la poésie. L’objet de la description autant que le vocabulaire chiadé qu’emploie Sam expriment le désir profond d’un ailleurs – alors qu’à l’arrière-plan la ville sèche et dépeuplée paraît condamner à l’impossible l’existence d’un tel lieu. La déclamation de Sam est si emphatique, elle exprime un tel désir de conférer un caractère performatif à sa parole pour faire voir à Aurèle ce lieu fantasmé, qu’Aurèle détourne le regard de l’horizon que constitue le public et l’observe elle, en train de déclamer, comme possédée. Après cette envolée, le dialogue ramène à une situation concrète : Sam est amoureuse, c’est un secret, mais elle exulte.

Au fur et à mesure des arrivées sur le toit, de Fredo, Val ou Flof, l’alternance est de plus en plus nette entre tirades poétiques – extraites d’une pièce de théâtre, L’Œil de lièvre ou les trois jours et trois nuits qui précèdent le massacre des ardents lunes en fleurs, dont les répliques et les actes sont aussi sibyllins que le titre – et scènes triviales : scène de dispute au sein d’un couple, pique-nique à base de sandwichs qui déforment les visages, crème solaire qui colle aux doigts, piques, chamailleries et ruptures définitives. Progressivement, la situation s’esquisse. Ce sont là des enfants livrés à eux-mêmes… De leurs parents, ne restent plus que de vagues interdits – celui d’être dans la rue ou de rester au soleil –, ou des promesses qui paraissent illusoires – celle de venir les chercher ou de les emmener à la pêche. Ces enfants se retrouvent pour jouer un spectacle, pour eux-mêmes mais surtout pour de potentiels voisins, guettés à la longue vue. Dans cette ville déserte, morte, ou simplement confinée peut-être, ces enfants survivent grâce à leur théâtre de fortune et à la fiction. Ensemble, ils partagent la joie enfantine mais profonde de se maquiller, se déguiser, se raconter des histoires avec des mots inventés, dessiner des mondes à la craie ou animer des poupées de chiffon.

La frontière entre le jeu et la réalité est mince. Sam convoque la « généralité » pour tout arrêter et partir dans sa villa avec celle qu’elle aime, mais la fiction les rattrape. Les « doudous-voisins » fantasmés à l’autre bout de la longue vue arrivent sur le toit. Les trois acteurs qui depuis le début du spectacle accompagnent ceux qui se trouvent sur le toit en les entourant, les regardant, en mangeant en même temps qu’eux mais à distance, dont on attend depuis le début qu’ils les rejoignent, interviennent enfin. Grâce à eux, le tas informe prend forme, des grandes poupées aux corps en tissu et aux têtes, mains et pieds en carton, s’animent. Le rêve d’enfant se réalise et, en plus de donner raison à l’imagination, promet de nouvelles histoires. Les doudous-voisins sont accueillis et installés avec soin, et une émotion intense circule alors – sans que l’on soit bien sûr de comprendre de quoi il retourne. En présence de ce public inouï, les enfants « s’empanachent » et repartent de plus belle – à tel point que le jeu paraît presque dangereux lorsqu’Aurèle, maître d’œuvre depuis le début, est dépassé par l’un de ses acteurs, lorsque Fredo s’emballe et menace de se noyer dans cette illusion, comme dans l’alcool qu’il ingurgite en cachette.

Jusqu’à la fin, l’étrangeté de ce spectacle reste intacte. L’expérience spectatrice à laquelle elle donne lieu évoque la poésie, faite de résistances et de fulgurances – fulgurances d’autant plus grandes que les résistances ont élevé des obstacles grâce auxquels la vague s’élève plus haut encore. Cette dramaturgie dense et polysémique laisse à chacun la liberté de tisser son réseau de sens et de sensibilité à partir des affects exprimés, de ces personnages qui deviennent à tour de rôle profondément attachants, de ces visages dessinés à la craie, de ces blouse boursouflées, de ces bribes de mots qui suggèrent que la lune revendique le soleil ou que demain est une promesse à laquelle il faut peut-être renoncer. Pendant longtemps, on croit que tout cela vise à démontrer que la fiction sauvera le monde, et cette pensée procure un sentiment d’euphorie. Mais les conflits surgissent, les pétards claquent, un procès est tenu qui s’achève avec une mise à mort qui paraît pour de bon tuer, et la conclusion à tirer du spectacle reste incertaine. La feuille de salle, loin d’élucider le mystère, le décuple. Les trois têtes du groupe, l’auteur, la metteuse en scène et le scénographe, Théo Cazau, Juliane Lachaut et Antonin Fassio, évoquent une pièce de théâtre écrite pour des élèves de CM1-CM2, des mots tombés en désuétude issus d’un dictionnaire du XVIIe siècle, une révolution manquée qui pourrait bien être celle de la Commune, des paysages de Beauce… Le décalage est si marqué par rapport au réel, que ces références et la situation concrète à l’origine de ce spectacle ne nous parviennent pas.

Mais peu importe. Ce que l’on comprend, c’est que toutes ces clés qui n’en sont pas pour le spectateur travaillent en sous-main l’imaginaire des acteurs, tous embarqués dans ce monde qui prétend ressembler au nôtre mais qui en subvertit tous les codes – langagiers, spatio-temporels, référentiels… En plus des émotions très pures qui se propagent de la scène à la salle, ce qui touche est cette croyance qui unit les acteurs au plateau, qui s’efforcent non pas de singer l’enfance mais de la rejoindre grâce à un effort d’imagination extraordinaire. Tous habitent cet univers qui sans doute leur résiste, mais dont ils acceptent les règles souterraines, et croient à leurs paroles et leurs gestes au point de nous y faire croire à notre tour. Quand l’incompréhension fait surface, le regard se porte sur leurs accompagnateurs, ces spectateurs de l’intérieur, qui ont l’air de comprendre un peu plus, qui dans tous les cas soutiennent, convaincus, confiants. Qui, plus encore, enserrent le toit de rideaux noirs comme pour empêcher le jeu de prendre fin, divinités sans cruauté mais conscientes de l’inévitable. Le spectacle n’embarque pas : plus subtilement, il déplace. Il entraîne la compréhension jusqu’à ses limites et sollicite l’imaginaire pour arpenter un univers puissamment onirique. Tout ça n’était peut-être que le rêve d’Aurèle – mais un rêve d’autant plus marquant qu’il paraît indéchiffrable, de ceux qui laissent une impression profonde au réveil et qui accompagnent tout au long de la journée.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Les Toits bossus », rendez-vous sur le site de la Commune d’Aubervilliers.

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