Le Théâtre de la Commune orchestre nos retrouvailles avec le Groupe T, après Les Toits bossus en 2021, et Together !, créé un an plus tôt et repris en 2022, en accueillant leur dernière création : Les Garçons qui croient sont très seuls, les autres Garçons sont perdus. Un sentiment de familiarité saisit dès l’arrivée au théâtre, au moment de se constituer en public avec des personnes qu’on devine proches et des artistes amis, et en découvrant la scène, occupée par une pente de bois placée devant un tissu peint qui représente avec des traits d’enfants un paysage naturel. Les conditions sont d’emblée réunies pour une de ces expériences singulières et touchantes dont le Groupe T a le secret, qui, grâce à une écriture hautement poétique ouvre la sensibilité et invite à la réflexion sur les capacités du théâtre à proposer des alternatives au réel et à dégager des espaces de réparation.
Autour du paysage composé de fleurs et d’un soleil, de la pente dont certaines parties s’ouvrent et dégagent des assises, conçue par Antonin Fassio, se trouvent sur les côtés du plateau un objet en bois et métal encore non identifiable, et à jardin, une table recouverte de grandes casseroles, de vaisselle et de planches à découper sur lesquelles sont taillées des herbes aromatiques, ensemble qui suggère un moment de repas. Les coordonnées ne sont pas homogènes, et l’entrée en scène des acteurs et actrices ne les harmonise pas, au contraire : après avoir été accueillis par des personnes portant des gilets verts qui s’affairent sur les côtés, débarquent de la grande porte d’évacuation du plateau qui ouvre sur l’extérieur quatre individus en treillis, qui entrent en se glissant des phrases pas tout à fait audibles, font le tour des lieux qui leurs paraissent familiers, s’installent en tenant compte de nous mais sans encore nous prendre pleinement en considération, comme si notre présence ici était normale – mais non pas tant pour un spectacle que pour une séance de répétitions.
La seule fille du groupe à ce stade, Yaëlle Lucas, s’avance et demande à l’un des « volontaires » au gilet vert de fermer un rideau qui représente un mur de pierre troué de deux ouvertures cernées de lierre et qui réduit l’espace de la scène à une bande étroite qui projette vers la salle. L’actrice s’adresse alors directement à nous et met fin au flottement premier. Il y a quelque chose de shakespearien dans sa prise de parole, qui l’apparente tout à la fois à Prospero et Puck, quand elle nous annonce le spectacle à venir, ou plutôt à la « veillée » à venir, et qu’elle en appelle, de façon implicite, à notre bienveillance. Une veillée en plusieurs temps qui commencera avec des « reliefs », qu’il s’agira d’explorer pour ne pas leur laisser le temps de s’inscruter sous la peau comme un caillou, non sous forme de joute mais de discussions, puis qui sera entrecoupée d’un dîner convivial (au menu : une soupe de nouilles et une autre de potimarron), et qui reprendra avec une pièce choisie au hasard au sein de leur répertoire. Le tout, précise la garçonne, sera minuté par un grand sablier situé à cour, une clepsydre plus exactement, dont les gouttes invisibles mais sonores viennent rappeler à intervalles réguliers l’écoulement de la soirée, indépendamment des espaces dans lesquels entraînent les reliefs.
On retrouve dès cette entrée en matière la langue hautement poétique de Théo Cazau, qui goûte les mots rares ou inventés et tisse à partir d’eux des images – comme celle des reliefs qu’on embrasse aussitôt – mais comme décantée par rapport aux Toits bossus, et ainsi plus immédiate. Une langue qui convoque un jeu extrêmement sensible, fondé sur une grande attention au public et à ses réactions parfois inattendues, et aux partenaires présents au plateau – au point qu’on croit plusieurs fois à des moments d’improvisation, dans ce que la pratique peut avoir de plus fin, de plus sensible, alors que non, même si l’un des volontaires (l’auteur lui-même en réalité) est prétendument le scribe ou greffier de la veillée, qu’il est chargé de tout consigner sur son ordinateur, tout est précisément écrit à l’avance. L’ultrasensibilité qui anime les moindres replis du visage et les mouvements comme involontaires du corps donne une profondeur extraordinaire à la scène. De multiples plans, des paysages même, sont créés par chacun des corps, qu’il soit projeté à l’avant du plateau ou relégué en haut de la plateforme, qu’il soit parlant ou écoutant.
Entre ces deux modalités de jeu, une troisième intermédiaire est sondée par le Groupe T, passionnante. Des phrases chuchotées, qui parfois nous parviennent par bribes, parfois nous restent inaccessibles, qui s’intercalent entre deux répliques, retardent ou suspendent leur enchaînement, laissant entrevoir une intériorité débordante, voire une spiritualité, qui chargent chacune des paroles, chacun des gestes d’une densité extraordinaire, et qui crée une relation de désir-frustration très forte avec la salle, qui voudrait tantôt entendre ces mots (empruntés à Emily Dickinson, comme le titre du spectacle), tantôt se contenter de les fantasmer.
Dès les premières minutes, s’impose ainsi cette délicatesse de jeu qui rend les choses si ténues. Après l’entrée en matière, le rideau se rouvre et laisse place aux Garçons, disposés sur leur structure avec leur uniforme militaire – image qui convoque le souvenir des quatre compères d’Ordalie de Christèle Khodr, spectacle dont la poésie confine en revanche à l’hermétisme. Les quatre présents déplorent le fait qu’ils ne sont pas au complet, qu’en manquent trois parmi eux, dont ils se résolvent à se passer pour explorer différents reliefs. Le premier concerne le crapaud-bœuf qu’a l’un d’eux (Bertrand Schiro) dans le ventre, problème que le concerné propose lui-même de résoudre par le théâtre. Il a donc écrit un texte dans un grand cahier qu’il dépose à l’avant du plateau, et a préparé des costumes. Les autres se laissent embarquer dans l’univers à la Tomi Ungerer alors créé par les lumières et le soutien musical de Solal Mazeran au piano, et se retrouvent moines dans un monastère. La communauté envisgae une extraction médiévale dudit crapaud, fondée sur une science sommaire exposée par le très attachant Olivier Horeau, qui se laisse si bien prendre au jeu qu’il en oublie la métaphore première du batracien, qui désigne une mélancolie profonde, un mal-être qu’il vaut mieux peut-être accueillir et nourrir qu’extraire à tout prix.
Vient ensuite un autre relief plus prosaïque, au sujet de couchages, qui esquisse un peu mieux les contours de ce groupe d’individus : ces Garçons, qui sont peut-être les enfants grandis des Toits bossus, vivent en communauté vagabonde, avec sacs à dos et tapis de sol. Ils se demandent comment faire place au bébé que l’un d’eux, Jean-Yves Duparc, porte constamment sur son ventre, et la solution est cette fois apportée par une personne du public, Camille Blanc, dont on reconnaît aussitôt la singularité depuis les précédents spectacles, et dont l’intervention potentielle avait d’emblée été annoncée en préambule. La discussion est cependant interrompue par l’arrivée des Garçons manquants – mais deux seulement, sur les trois. Pour expliquer l’absence du troisième, le plus jeune, Aurélien Vacher, lui aussi rendu familier par les créations antérieures, réclame un « lit de justice » pour juger le comportement de son camarade, Frédéric Fachéna. Les autres acceptent, mais la Garçonne précise que l’enjeu du rituel qu’ils s’apprêtent à mettre en place ne sera ni la punition, ni la condamnation, mais la réparation et la transformation.
S’engage alors un troisième temps qui redéfinit les règles de la veillée tout en donnant de nouvelles clés pour cerner cette communauté. On comprend que ces êtres qui s’adonnent au théâtre pour atténuer leurs peines et explorer un nouveau mode d’organisation social dont la valeur cardinale est sans doute la bienveillance sont aussi des activistes, qui mènent des opérations de sabotage à travers toute la France. Que c’est lors d’une de ces opérations, visant à entraver la construction d’un aéroport, que l’un d’eux est décédé. Cette situation impose un rapport soudain de littéralité au monde qui est le nôtre, rapport éphémère, qui ne sera relancé qu’une fois un peu plus tard, mais qui devient une basse continue jusqu’à la fin du spectacle, à partir de laquelle les alternatives proposées pour réagir au réel et agir sur lui prennent d’autant plus de sens. La scène de procès prend alors une forme très brechtienne, où les deux rescapés sont chargés de relater au présent et à deux le déroulé des faits, et à d’autres moments de refaire en silence et lentement les gestes qui ont été effectués, sous le regard attentif de leurs soutiens – plutôt qu’avocats – et d’un chœur. L’issue de ce non procès n’est pas un jugement, mais une invitation adressée aux deux personnes concernées à reconsidérer leur perception des faits, perception non pas tranchée mais ambivalente et nuancée, capable de restituer une paix non pas factice mais d’autant plus profonde qu’elle est chargée de ce que l’ensemble du groupe a traversé avec cette reconstitution.
Ce dénouement conduit à l’entracte, au cours de laquelle nous est servie une soupe aux nouilles apparemment régressive mais en réalité épicée, et par cette ambivalence profondément cohérente, du point de vue dramaturgique, avec la première partie de la soirée. La deuxième est composée de deux temps, par lesquels ce groupe de Garçons nous attrapent par différents endroits de la sensibilité, rebattant chaque fois les cartes du jeu, de manière parfois tranchée mais sans que se rompe le fil qu’ils suivent. Après une scène de marché qui donne la mesure du mal-être de ces marginaux qui ont fait le choix d’être tout à la fois artistes et activistes, le dernier à avoir intégré la bande demande à (re)jouer la scène d’adieu à ses parents qui fonde son intégration à la communauté, scène burlesque où ensemble ils conjuguent leur profond plaisir du théâtre à la nécessité de réaffirmer leur union après la perte de l’un des leurs. Là, le jeu à plusieurs niveaux, à plusieurs strates, spatiales et intimes, vient creuser une profondeur au-delà du caractère farcesque et jubilatoire de cette dernière scène qui lâche la bride du comique soigneusement dompté jusque-là, et écarteler la perception entre le rire et l’émotion, jusqu’à ce que la gravité l’emporte, surlignée par le renversement de la clepsydre, pleine. Avec ce dernier temps, le Groupe T nous apprend qu’il est capable d’un théâtre d’une efficacité redoutable, qu’il rejette sans doute comme le système capitaliste que les Garçons tentent d’enrayer, en même temps qu’il affirme en sous-main ce qui fait la singularité de celui qu’il revendique, sa subtilité et sa fragilité qu’ils ont soigneusement déclinée dans les tableaux précédents.
F.
Pour en savoir plus sur Les Garçons qui croient sont très seuls, les autres Garçons sont perdus, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.