« Dostoïevski, poète tragique », Stefan Zweig

Ses romans sont en quelque sorte des drames voilés, transformés ; en dernière analyse les Frères Karamazov représentent l’esprit même de la tragédie grecque, sont la chair de la chair de Shakespeare. Le colosse y est nu, sans défense et petit sous le ciel tragique de la destinée. Dans ces instants de crises et de chutes le ton narratif des œuvres de Dostoïevski disparaît. L’ardeur des sentiments fait fondre leur légère enveloppe épique ; elle s’évapore, il ne reste plus rien que le dialogue à la véhémente ardeur. Les grandes scènes de ses romans sont de purs dialogues dramatiques. Chaque personnage y est si bien charpenté, l’ample flot du récit se cristallise aux instants critiques à tel point que l’on peut les transporter sur la scène sans changer un mot. Le sens du tragique qui pousse Dostoïevski vers l’acte définitif, vers la tension violente, vers la catastrophe foudroyante, transforme alors ses chefs-d’œuvre épiques en chefs-d’œuvre dramatiques.

La puissance dramatique de ces scènes, les pourvoyeurs avisés des théâtres des boulevards furent les premiers à la reconnaître, bien avant les critiques littéraires, et ils tirèrent rapidement quelques pièces solides de Crime et Châtiment, de l’Idiot, des Frères Karamazov. Mais ils prouvèrent ici qu’est vouée à l’échec toute tentative de ne montrer que la forme extérieure et la destinée des personnages de Dostoïevski, de les sortir de leur sphère, de leur monde spirituel, de l’atmosphère orageuse de leur irritabilité rythmique. Les personnages des drames sont des troncs d’arbres morts, écorcés ; ceux des romans, des géants de la forêt, bruissants et vivants, dont les cimes touchent le ciel, tandis que par des milliers de filaments nerveux ils prennent racine dans le sol de l’épopée et que leur réseau sanguin se ramifie à travers des milliers de pages. Dostoïevski tire une grande part de sa puissance créatrice de l’obscurité des allusions, des pressentiments. Sa psychologie n’est pas faite pour la lumière crue, elle se rit des arrangeurs et des simplificateurs ; dans cet enfer épique il y a des contacts psychiques mystérieux, des demi-teintes et des courants subsconscients. Les personnages prennent corps non par des gestes visibles mais par des milliers de petites indications ; aucune toile d’araignée n’est plus ténue que la trame de leurs pensées. Pour vérifier la continuité de ces courants en quelque sorte sous-cutanés du récit, il suffit de lire un roman de Dostoïevski dans une traduction française abrégée. Rien ne semble y manquer : le film des événements s’y déroule plus vite ; les personnages y paraissent plus agissants, mieux composés, plus passionnés. Et pourtant ils sont, en quelque sorte, appauvris. Leur âme n’a pas ce merveilleux reflet irisé, ni leur atmosphère cette électricité fulgurante, cette tension suffocante, dont la violence et la bienfaisance apparaissent seulement lors de la décharge. Quelque chose est détruit, qui est irremplaçable, un cercle magique est rompu. Ce sont précisément ces adaptations et ces coupures qui nous donnent le sens de l’ampleur chez Dostoïevski, de l’utilité de sa prolixité apparente. Ces indications rapides, fugitives, fortuites et superflues, semble-t-il, ont leur réplique quelques centaines de pages plus loin. Dans les couches subjacentes du récit il y a des fils cachés qui transmettent des nouvelles, qui suscitent des réflexes. Il y a chez Dostoïevski une cryptographie spirituelle, des signes presque imperceptibles, physiques ou psychiques, dont le sens n’apparaît qu’à la deuxième ou troisième lecture. Chez aucun romancier nous ne trouverons sous l’ossature des faits, sous l’enveloppe du dialogue un enchevêtrement semblable des incidents, un réseau nerveux aussi complexe. Les autres grands poètes épiques, et Goethe avant tout, imitent plutôt la nature que l’homme ; ils nous font jouir des faits, organiquement, comme d’une plante ou d’un paysage ; dans un roman de Dostoïevski nous avons la sensation de nous trouver en présence d’un homme profond et passionné. Son œuvre est à la fois terrestre et éternelle, c’est un être en proie à ses nerfs, d’un dualisme conscient, chair et cerveau en fermentation ; jamais ce n’est de l’airain pur à fusion parfaite. Elle est insondable et incalculable comme l’âme sous son enveloppe matérielle ; elle ne se peut comparer aux autres formes de l’art.

 

Stefan Zweig, Trois Maîtres : Balzac, Dickens, Dostoïevski
trad. Henri Bloch et Alzir Hella

 

Crime et châtiment, mise en scène Gaston Baty (1933, Théâtre Montparnasse)

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