« L’Adolescent » de Dostoïevski – Confession aveugle d’un enfant du XIXe siècle

Quelques années avant Les Frères Karamazov, Dostoïevski commence un nouveau grand roman, L’Adolescent. Pour cette œuvre, il fait un choix radical, qui déjà le tentait pour Crime et châtiment : celui de la confession, qui transforme l’adolescent qui donne son titre à l’œuvre en narrateur de l’histoire emmêlée qu’il imagine. La voix qui s’exprime alors est semblable à beaucoup d’égards à celle des Carnets du sous-sol– à la nuance près que ces carnets-là représentent deux gros volumes de près de mille pages en tout. Limitée à cette seule perspective, toute l’écriture de l’œuvre résulte profondément déterminée par ce parti-pris. Renonçant à la polyphonie à laquelle on attribuera en grande partie le caractère moderne de ses autres grands romans, Dostoïevski (s’)immerge dans la perception de son personnage, dont les contradictions sont particulièrement exacerbées alors qu’il est en pleine formation.

En guise d’introduction, le personnage-narrateur qui commence ses Carnets annonce qu’il se lance dans un tel projet d’écriture pour relater des événements qu’il présente d’emblée comme « extraordinaires ». Il s’agit, dit-il, de tenter de comprendre comment « tout cela » a pu arriver. Aussitôt après, plutôt que d’en venir aux faits, il multiplie les formules et précautions oratoires pour prévenir qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie, et qu’il se garde de toute prétention de faire du style, ou même d’intéresser un quelconque lecteur. Ces manières produisent l’effet inverse : se donnant ainsi une posture, il capte la curiosité de son lecteur – qu’en réalité il ne cesse de prendre en compte tout au long de son récit –, et produit des fioritures qui l’empêchent d’aller à l’essentiel et retardent constamment la narration. Se met d’entrée de jeu en place une forte tension entre l’urgence de raconter des épisodes chaque fois plus incroyables, et une accumulation de détails, de digression, et d’excuses pour la confusion de son récit, qui tous empêchent de livrer une vue d’ensemble sur les événements et de prendre la pleine mesure des enjeux de chaque scène relatée.

Cette narration qui dès les premières pages révèle ses travers est le fait d’un adolescent, Arkadi Makarovitch Dolgouroki. Son statut d’adulte en formation que Dostoïevski met en valeur par le titre de l’œuvre importe tout particulièrement, car c’est précisément la fougue de la jeunesse et le manque de maturité qui vont déterminer autant le cours des événements que le récit qui en est livré. L’auteur ne condamne pas son personnage pour ses défauts, il ne le juge pas – contrairement au lecteur, ou à d’autres personnages qui lui font des reproches mais portent globalement sur lui un regard bienveillant et compréhensif. Son écriture cherche au contraire à saisir toute la complexité de cette période de transition, à l’orée de l’âge adulte, alors que les sentiments sont confus, les réactions disproportionnées et sans mesure, l’exaltation ou la méfiance déplacées, la connaissance du monde et des autres imparfaites, et que tous les contraires coexistent : les élans de noblesse et les fanfaronnades ridicules, la plus grande pénétration et la toute aussi grande illusion, la sincérité la plus spontanée suivie d’une honte qui donne l’envie de se venger, la haine ultime qui précède chaque rencontre et qui cède à l’affection voire l’amour à la première seconde de l’échange.

Cet adolescent est en outre caractérisé par un schéma familial imparfait, qui pèse de tout son poids dans sa quête identitaire : Arkadi est le bâtard d’une domestique et son maître, Versilov, père dont il rêve d’être reconnu et accepté comme fils alors qu’il ne l’a jamais vu dans son enfance. Pour cet être qui suscite la fascination de tous ceux qui le croisent, l’adolescent ressent une aversion aussi grande que son amour et un mépris aussi intense que l’admiration qu’il lui porte. Constamment hanté par lui, il pense tous ses actes en fonction de lui, de la réaction qu’il pourrait susciter chez lui – quelle qu’elle soit. Dans sa difficile construction de lui-même, s’ajoute encore le fait qu’Arkadi porte le nom du mari de sa mère, Makar Dolgouroki, nom d’un prince qui n’est pas de leur famille et qui renvoie constamment l’adolescent à sa double condition de roturier et de bâtard.

Pour se venger d’un tel destin, qui ruine chaque instant de son enfance et continue de le condamner au moment d’entrer dans le monde, Arkadi décide de vivre selon une idée, qu’il a bâtie pendant trois ans. Son projet est de devenir l’homme le plus riche qui soit, le Rothschild russe dit-il, non pas pour vivre dans l’opulence mais pour démontrer une force de caractère extraordinaire qui prouverait à la société tout entière sa puissance et lui permettrait d’affirmer une liberté totale à l’égard de quiconque. Pour atteindre ce but aux accents misanthropes, Arkadi se soumet à des épreuves telles que des jeûnes ou des séances de jeu à la roulette, qui doivent lui permettre de poser les bases de son empire futur.

Aussi solide sa stratégie soit-elle, l’adolescent est détourné de ses projets par son histoire familiale qui le rattrape. Au moment où il annonce à son père, Versilov, qu’il veut définitivement couper les liens avec les siens, celui-ci lui propose de le rencontrer à Saint-Pétersbourg – événement qui n’est encore jamais arrivé et dont Arkadi a rêvé toute sa vie. Cette entrevue l’embarque alors au cœur des intrigues familiales : il a beau assurer qu’il quittera bien vite le monde, qu’il se retirera pour mettre en œuvre son idée, il reste, attiré par la curiosité et attisé par le désir de démontrer sa valeur.

Arkadi se trouve ainsi bientôt au cœur d’un nœud gordien, se trouvant fortuit possesseur d’un document. Ce document est une lettre d’une jeune femme, Katerina Nikolaevna, qui dit son intention d’interner son père pour sénilité pour pouvoir récupérer son argent – projet auquel elle a depuis renoncé mais dont la lettre est une preuve de désamour qui menace son héritage. Cette intrigue n’est qu’une partie d’un chassé-croisé complexe qui mêle histoires amoureuses et histoires d’argent, et qui unit deux à deux ce père et sa fille et Versilov et la sienne. Toute une série de malentendus, de non-dits, de sentiments refoulés qui parfois resurgissent s’accumulent, alors que les liens familiaux déjà défaillants se dégradent un peu plus à chaque épisode. La découverte des ressorts de chaque geste et de chaque parole entraîne Arkadi dans une série de confessions, d’altercations et de scènes espionnées, de rendez-vous et d’entrevues auxquels il arrive toujours trop tard ou qui retardent le cours des événements, et où se mêle constamment la préoccupation de l’image qu’il donne aux intérêts de ceux qu’il veut aider.

Le récit de l’adolescent a beau survenir un an après les faits qu’il raconte, la narration reproduit l’aveuglement qui était le sien, multipliant les énigmes et les mystères, semant des indices et retardant le moment de l’élucidation. Prenant le risque – conscient – de perdre le lecteur, Arkadi se replace dans la position de celui qui cherche à déchiffrer les comportements et sous-entendus de ceux qui l’entoure. Plus encore, plutôt que livrer des explications, il s’efforce de justifier ses réactions par le caractère inexplicable des épisodes en reconstituant sa perspective étriquée des faits. Même s’il dit parfois anticiper, il progresse donc à vue, annonçant chaque fois des événements terribles et inimaginables, mais exposant ensuite des scènes dont les ressorts restent implicites ou cachés.

Aux faits eux-mêmes, auxquels il prétend se tenir, s’ajoutent donc ses mouvements de pensée et le souci de rapporter le détail de chaque échange. Ces restitutions parfois invraisemblables obligent à de nouvelles précautions oratoires : Arkadi dit reproduire les dialogues avec autant de précision car il a été particulièrement frappé par chacune des paroles alors prononcées. Quant à ses sentiments, il affirme qu’ils sont ravivés par le récit qu’il fait des événements, ce qui explique pourquoi ils prennent autant de place que le récit lui-même, jusqu’à parfois l’encombrer. Si tel est le cas, c’est que, que ce soit dans les événements relatés ou dans leur narration après coup, l’adolescent, encore jeune quand il écrit, manifeste un souci constant de l’impression qu’il produit. Il ne cesse donc de se mettre en scène, de s’expliquer, de prétendre s’humilier en racontant telle ou telle attitude pour mieux se grandir aux yeux du lecteur – selon une dialectique classique chez Dostoïevski, qui évoque dans le cadre de cette confession la posture de Rousseau dans les siennes.

La polyphonie est d’autant plus menacée par cette narration subjective que l’adolescent a beau s’efforcer de reproduire le point de vue de ceux qui l’entourent, ses mauvaises interprétations des situations et des comportements ramènent le récit à sa seule perspective. La contrepartie de ce choix est une immersion profonde dans les débats torturés d’un adolescent qui cherche sa place dans la société et dans une constellation familiale imparfaite. Dostoïevski montre ainsi comment il passe d’un extrême à l’autre, voulant tuer symboliquement le père ou au contraire le sauver et l’unir définitivement à la mère pour lui rendre sa place de fils. Quand ce n’est pas le père qui incarne un idéal sur lequel s’appuyer pour vivre, l’adolescent le cherche dans la pureté d’une femme, manifestant un besoin d’absolu à partir duquel distinguer le bien et le mal. Néanmoins, la bonté illimitée de son père adoptif, qu’il découvre peu avant sa mort, ne suffit pas à apaiser son désir d’élévation. Le modèle qu’il recherche doit avoir de la brillance et du mystère, comme il voudrait en voir chez Versilov, ce caractère double incapable de se comporter en père, qui oscille entre l’amour le plus pur et le mépris à l’égard de sa mère, et entre la passion la plus effrénée et le désir de mort pour Katerina Nikolaevna.

La proximité de tels sentiments aussi contradictoires, chez l’un ou l’autre personnage, c’est ici ce qui paraît intéresser Dostoïevski. Dans ses romans précédents déjà, une telle ambivalence façonnait la complexité de ses personnages – en particulier dans L’Idiot. Ici, le choix de cette perspective interne qui mène la narration semble une nouvelle tentative pour mener plus loin ce projet d’enquête infinie sur l’incohérence de l’humain.

 

F.

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