« The Great Tamer » de Dimitris Papaioannou à la FabricA – sur la crête du sensible

Parmi les nombreuses manifestations rassemblées pour le Festival d’Avignon, il y en a qui lui sont propres, quoi qu’elles ne le définissent pas. Ce sont ces formes hybrides rassemblées dans la catégorie « Indiscipline », catégorie vaste et un peu malicieuse qui s’extrait des distinctions génériques et mêle le théâtre, la danse et la performance. L’œuvre de l’artiste grec Dimitris Papaioannou, The Great Tamer, créée en mai à Athènes et présentée à la FabricA, fait partie de ces spectacles, comme Espæce l’an passé, ou À mon seul désir de Gaëlle Bourges, qui illustrent la pertinence de cette catégorie transversale, qui déplace les lignes de la perception. À défaut d’un nom d’auteur, d’un titre de texte, la seule indication qui précède la découverte de l’œuvre est la suivante : « certaines scènes du spectacle comportent de la nudité ». Ce qui pourrait passer pour une revendication de modernité se révèle rapidement une nécessité : comment proposer une genèse de l’homme sans en passer par sa nudité première ? La genèse du « grand dompteur » d’images Papaioannou n’est pas biblique, ni historique, mais rêvée, onirique ; une genèse qui se passe du langage et laisse ainsi une part indécidable de subjectivité dans sa lecture – quoiqu’elle paraisse limpide.

Le sol incliné et irrégulier conçu par Tina Tzoka évoque un toit d’ardoises noires gondolé par les vents, les pluies et les giboulées. Un homme de profil se trouve en son bord, les pieds ancrés dans le sol. Après avoir observé les spectateurs qui s’installe, il enlève ses chaussures, se déshabille, retourne un pan du toit dont la face est blanche, et s’y allonge, de tout le long de sa nudité. Un autre surgit, dépose sur lui un linceul blanc lui aussi, d’un geste ferme, presque violent. Un troisième, qui arrive par un autre angle, s’approche, attrape un pan de mur, le retourne et le lâche d’un coup. Le linceul s’envole, soufflé par l’appel d’air. La simplicité magique de cette chorégraphie réjouit, et le metteur en scène nous en régale à plusieurs reprises en réitérant le rituel. L’entêtement des deux hommes à remettre le linceul et à le faire s’envoler à tour de rôles suggère un débat autour d’un mort qu’on refuse d’enterrer, ou une impossible résurrection, ou – mais c’est dans la continuité – un deuil insurmontable. L’idée d’une filiation s’ajoute à ces premières intuitions quand celui qui souffle le linceul renonce et finit par mettre les chaussures du mort, les arrachant au sol dans lequel elles ont eu le temps de s’enraciner – littéralement.

A partir de cette première créature dont les racines des pieds tendent vers le ciel quand elle repart en marchant sur les mains, une série d’images de plus en plus oniriques sont construites. Surviennent ainsi une chimère à trois corps, qui dessine maladroitement le corps d’une femme, comme on assemblerait les membres de diverses statues éprouvées par le temps ; une femme qui se plante dans un pot de fleurs ; des parcelles de corps qui paraissent inconciliables ; des globes terrestres qui roulent… Les images abondent au rythme du Beau Danube bleu de Strauss réécrit, nuancé, intensifié. Elles sont toutes mises sur le même plan, comme dans le rêve, sans que leur caractère bricolé – comme dans le film de Michel Gondry, La Science des rêves – ne soit atténué, laissant la liberté d’y croire ou non.

Après un point de tension – indescriptible, purement sensible –, le sol qui a déjà révélé de premières subtilités est transformé en lune par l’arrivée d’un cosmonaute. Le fantôme de Neil Armstrong revit, sa respiration plus que jamais vitale, sifflante, sa marche lente, en apesanteur. Il descend quelques pas, se penche, casse un des pans du sol, déterre des cailloux, et en vient à sortir un corps, d’homme. Cette fois, tous ses membres sont unis, l’archéologie humaine a abouti après les premières tentatives, les premières versions chaotiques de cet homme-là, à la simplicité inégalable. Commence une (re-)découverte de l’homme, de l’inconnu qu’il ne cesse de constituer. Sa genèse s’écrit sans femmes sur la scène de Dimitris Papaioannou. Après cette naissance toute terrestre, il est mis en mouvement par des souffles légers, puis ausculté et vidé de ses viscères le temps d’une reconstitution du tableau de Rembrandt, La Leçon d’anatomie du Docteur Tulp. Après cela seulement vient une tentation, incarnée par un serpent d’aluminium et par des femmes avec des oranges et non des pommes, qui l’invitent à s’habiller, puis son apprentissage est suggéré par la figure d’un père qui lui tend un immense livre.

Libéré de plâtres comme un papillon d’une chrysalide par ce même semblant de père, cet homme traverse la guerre, découvre son ego dans un reflet d’eau en nouveau Narcisse après celui du Caravage, apprivoise une femme avec qui il forme une bête à deux dos. À partir de lui, une nouvelle espèce est créée, selon un principe de génération masculine. Et cette imitation de la vie contient la menace d’une destruction de l’humain, d’une perte, d’une disparition de son espèce.

Importe moins dans ce voyage la constitution d’une continuité, d’un récit, d’une progression, que la formation d’images qui amplifient l’intuition de ce parcours de formation et d’initiation en même temps qu’elles la dérangent et la font évoluer vers d’autres directions. Sans qu’un seul mot soit prononcé – cet homme-là sera libéré du langage, de ses défaillances, ses mensonges et ses impuissances – des rapports, des œuvres, des événements se mêlent, sans syntaxe. Mais l’esprit les ordonne, tissant sa propre histoire, projetant ses propres questions sur l’espace et les images dessinées. Leur puissance tient en grande partie aux matières dont elles sont faites, qui génèrent une certaine fascination. Tissus, planches, eau, terre, aluminium, plâtre… toutes sont redécouvertes, déplacées, détournées de leur usage quotidien. Le plaisir à les manipuler et en créer de nouvelles culmine avec ces flèches qui se plantent droit dans le sol et plantent progressivement tout un champ de blé. Le corps devient lui-même matière, étrangeifié par des vêtements noirs qui le disloquent, ou des mouvements qui lui donnent un caractère souple et malléable.

L’ensemble est amplifié par la musique, les sons telluriques et les lumières, qui chargent les images de densité. Une poétique au lexique infini, onirique, se constitue et invoque une mémoire sensible, qui a pour effet d’ouvrir l’imaginaire, d’enrichir la perception. L’incertitude du sens à assigner à ces visions de rêve, « entre légèreté et tragique » dit Papaioannou, causent du plaisir, nourri par la connivence discrète qu’entretiennent les 11 artistes sur scène. Mais derrière la jouissance esthétique se tisse une réflexion sur la fragilité de l’humain, sur la crête de la sensibilité, sa lisière aiguisée. Le toit prend les contours d’un cimetière quand les os d’un squelette s’effondrent, et s’impose l’urgence et la nécessité de sauver l’humain, de mettre en place les conditions de sa renaissance.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « The Great Tamer », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

 

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