Le Théâtre du Train bleu programme cette année dans le off d’Avignon ce qui était une petite forme au départ et qui s’est épanoui jusqu’à devenir un spectacle, pris d’assaut dès le début du festival : La Lente et Difficile Agonie du crapaud buffle sur le socle patriarcal. Derrière ce titre à rallonge déjà comique se cache la reperformance d’un épisode de l’émission radiophonique Répliques, diffusée par France Culture et animée depuis 1985 (!…) par Alain Finkierkrault. Le 4 décembre 2021, l’écrivain et polémiste recevait notamment Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe. La compagnie Akté, sous la houlette d’Anne-Sophie Pauchet, donne corps à ce débat et transforme un pan de réel pathétique en une comédie grotesque désopilante.
Le public est accueilli en salle par Julien Flament, déjà présent au plateau. L’acteur est assis devant une table basse jonchée de livres qu’il déplace et ouvre fébrilement. Derrière lui, une plante verte et une horloge numérique décompte les secondes, les minutes et les heures. En face de lui, la régie son de la radio, qu’il guette avec attention, se superpose à la salle et à la régie plateau. Son attente le désigne comme Finkierkrault, bientôt rejoint par un autre homme en veste, col roulé, chaussettes à carreaux et mocassins, puis par Camille Froidevaux-Metterie, bottines, jupe en jean, chemisier et brushing net. Le troisième de la bande paraît une création de l’équipe artistique : il se nomme Jean-Michel Delacomptée. Il ne s’agit pas d’un personnage inspiré du Jean-Michel Apeuprès de Kad Merad – qui a connu depuis d’innombrables déclinaisons – et Josiane de la compta. Il s’agit en réalité d’un écrivain dont les œuvres manifestent à première vue un goût certain pour la littérature classique. S’il y a méprise au départ, c’est parce que Juliette Lamour lui donne d’emblée des postures hilarantes qui font du bonhomme une caricature du vieux mâle blanc conservateur avant même qu’il ait ouvert la bouche.
Une fois le top donné par la régie, Finkie se lance. Mais avant la voix de l’acteur, c’est l’archive sonore à l’origine du spectacle que l’on entend. Elle est diffusée et progressivement prise en charge par Julien Flament, qui, un papier à la main, suggère d’abord de manière insensible puis de plus en plus nettement qu’il lit des notes, avant d’esquisser des gestes plus francs, que les mouvements de ses lèvres rejoignent les mots prononcés et que sa voix prenne tout à fait le relais de l’enregistrement. Cette entrée très subtile dans le jeu théâtral rappelle d’où viennent les paroles qui vont être prononcées et suggère leur reprise exacte, jusque dans les intonations, les pauses et les scories.
Cette mise en évidence est nécessaire car tout paraît d’emblée profondément parodique et excessif. Partant des voix de l’émission radio, les acteurs et actrices ont travaillé à reconstituer les corps, les postures, les regards, les mimiques et les mouvements réfrénés – soit tout un soubassement au-delà des mots, vertigineux d’éloquence. La mise en corps pousse d’un degré seulement le comique, mais elle suffit à souligner l’ineptie de ce débat qui échoue à en être un. Face à Camille Froidevaux-Metterie, qui s’efforce de répondre aux questions, qui articule un propos construit fondé sur des références et des concepts précis, qui se répète pour se faire bien comprendre et prend des notes quand les autres parlent, les deux hommes se distinguent par la pauvreté de leurs questions et de leurs réactions, et par leur incapacité à se hisser à la hauteur que leur interlocutrice impose.
L’émission a pour prétexte la parution de l’ouvrage Un corps à soi aux éditions du Seuil. Dans cet essai de phénoménologie féministe, la philosophe dénonce la domination des femmes par les hommes en la démontrant depuis la question du corps des premières, des fonctions qui leur sont attribuées et des représentations qui leur sont attachées. Finkie insiste moins, mais quelques recherches apprennent que Jean-Mi a quant à lui fait paraître un essai sur Les hommes et les femmes, dont le résumé est à lui seul une pépite qui vaut la peine d’être reproduite in extenso : « Avec sa plume incisive, Jean-Michel Delacomptée dénonce les dérives de la révolution néoféministe en cours, dont l’utopie égalitariste, amplement importée des États-Unis, menace de déliter notre histoire et notre avenir, et prône une conservation des repères (et des pères) au fondement de notre civilisation ».
La présentation des deux œuvres suffit à rendre compte de la teneur de la discussion – terme beaucoup trop noble pour cet enchaînement de « répliques » qui ne parviennent pas du tout à élaborer une quelconque pensée dans le dialogue, malgré les efforts de Camille Froidevaux-Metterie pour relever le niveau à chaque occasion. Le discours réactionnaire des deux hommes qui font front contre la femme (ou « la faaaaaamme »), alors que Finkierkrault devrait se positionner en arbitre neutre, s’illustre par sa médiocrité : craintes exprimées face aux « néoféministes », revendications d’Art et de Littérature alors qu’il est question de politique, dénonciation du mouvement #metoo et du pseudo tribunal médiatique qu’il entraîne, argument du « oui mais pas tous les hommes », éloge de la « mixité heureuse », défense de la virilité, déploration de la condition bouleversée des hommes et de leur désir si délicat…
C’est un tel festival qu’on croirait assister à un best of caricatural plutôt qu’à la restitution verbatim d’une émission. Ni les arguments philosophiques, ni les chiffres qui attestent des faits dénoncés par Camille Froidevaux-Metterie ne suffisent à souffler les deux hommes ni ne laisse entrevoir la possibilité d’un déplacement dans leur réflexion, aussi minime soit-il. À côté des réponses empêtrées de Jean-Michel Delacomptée qui change constamment de sujet, les citations brandies à tout bout de champ par Finkierkrault paraissent absolument artificielles. Si on apprend parfois à l’école que le texte d’un auteur peut avoir une valeur d’autorité dans une argumentation, un florilège sans queue ni tête démontre que cette autorité est factice quand la citation est extraite de son contexte d’origine.
Le geste théâtral qui a consisté à mettre en corps les voix enregistrées est souligné par un intermède déluré, au cours duquel les deux hommes libèrent toutes les pulsions qu’ils retiennent difficilement dans leurs costumes et leurs bras croisés. Soudain, ils se déchaînent et dansent sans plus aucune retenue, jusqu’à finir à moitié travestis – tandis que Camille Froidevaux-Metterie reste impassible et s’occupe à distribuer une boisson aux personnes du public assises sur la scène, autour des personnalités réunies. Cette libération carnavalesque ne rebat pas les cartes du dialogue qui reprend comme si de rien, à ceci près qu’une jupe rose fushia fendue surmonte les chaussettes à carreaux de Jean-Mi et que Finkie prend la défense des hommes dans un haut rose tout aussi fushia et décolleté. L’entorse faite au réalisme qui domine jusque-là est jouissive, tout comme les cris que les deux hommes finissent par pousser de manière hystérique en fin d’émission.
L’idée de départ du spectacle est simple, mais sa mise en œuvre est soignée – comme souvent chez Anne-Sophie Pauchet. L’objet créé n’est ni une pure comédie fondée sur un matériau radiophonique, ni une simple tribune militante. Les artistes réunis parviennent à offrir un moment de théâtre jubilatoire, qui, par le rire, offre la juste et nécessaire distance critique que tout un chacun devrait avoir face aux discours qui s’attachent à défendre le patriarcat et qui insuffle au combat féministe une énergie joyeuse.
F.
Pour en savoir plus sur La Lente et Difficile Agonie du crapaud buffle sur le socle patriarcal, rendez-vous sur le site du Théâtre du Train bleu.