« Toute nue » d’Émilie Anna Maillet à la Comédie de Caen – Feydeau caféiné et féministe

La Comédie de Caen a programmé pour deux dates une comédie, Toute nue. Variation Feydeau-Norén, conçue par Émilie Anna Maillet. Partant d’une pièce de Feydeau, Mais n’te promène donc pas toute nue !, la metteuse en scène y injecte des dialogues de Norén issus de plusieurs de ses pièces. Non pas sur le mode de la confrontation, mais au contraire de la diffusion, une diffusion au départ presque insensible mais qui en vient en sous-main à déplacer les rapports de force et à bouleverser les équilibres de la pièce initiale, jusqu’à lui donner une tout autre portée. Le terme de « variation » avancé dans le titre du spectacle annonce son caractère musical, rythmique, électrique presque, dimension qui contribue à offrir une lecture caféinée et féministe de Feydeau.

Sur scène, un espace aux lignes nettes, ouvert aux quatre vents. Il est composé de trois pans de mur séparés par des passages, et deux sont percées de baies vitrées. Au milieu de cet espace blanc, une batterie, blanche elle aussi, qui contribue à troubler l’identification de ce lieu. Un appel en visio lance le spectacle, suivie de l’arrivée d’un homme en costume qui vient faire face à l’image projetée à jardin, image d’un autre homme en costume, dans une voiture. On n’entend que le premier, et comprend par ses réponses que tous deux appartiennent à la haute sphère politique. Pendant le dialogue lacunaire, un batteur s’installe, qui est aussi le domestique de la maison. Fait ensuite irruption, du haut de la salle, la femme de l’homme, robe rouge, talons et cheveux en chignon, de retour d’un mariage où elle est allée le représenter en tant que député.

L’homme au téléphone ne s’offusque pas outre mesure de cette apparition qui pourrait troubler sa conversation hachée, dont l’essentiel nous échappe. Tandis que sa femme, Clarisse, étouffée par la chaleur, les « 36 degrés de latitude », se rafraîchit dans la cuisine, la tête dans le frigidaire, un autre appel visio, d’un autre homme politique qui mange de la viande et boit du vin rouge, laisse entrevoir au député qu’il pourrait devenir ministre de la marine. Émoustillé par cette perspective, qui l’amène à se projeter jusqu’à la présidence, Ventroux essaie d’entraîner sa femme dans son fantasme, tout en lui annonçant qu’une séance photo de tous deux, au bord de la mer, est bientôt prévue pour dorer son image. Sur ce, arrive un journaliste du Figaro qui réclame une interview au député, puis Hochepaix, maire d’une petite ville venu lui demander un service.

Émilie Anna Maillet renonce à un effet de crescendo, de surenchère, et pose ainsi d’emblée toutes les données que lui propose Feydeau, tous les instruments nécessaires au morceau qu’elle va ensuite composer. Cependant, le disque qu’elle nous fait écouter est rayé : tous s’interrompent les uns les autres, obligeant Ventroux et Hochepaix à reprendre frénétiquement leurs répliques, à recommencer leur dialogue dès le début après avoir congédié Clarisse qui a chaud, ainsi que le journaliste qui traque le député jusque dans ses échanges les plus intimes avec sa femme. Ces situations qui se répètent, qui font patiner l’intrigue, génèrent une nervosité qui habite le corps des acteurs – en particulier ceux des deux politiciens, Sébastien Lalanne et Denis Lejeune, montés sur ressort –, une nervosité qui prend la forme d’une hystérie, non pas féminine mais masculine, profondément comique. Clarisse a beau s’arroser, se déshabiller progressivement, prendre une douche, elle a toujours chaud. Le journaliste a beau patienter avec des cafés, son moment ne vient jamais. Quant à Hochepaix et Ventroux, ils repartent chaque fois de zéro, du « mon cher député », et ce « cher » ne cesse de faire tiquer Ventroux, qui rappelle que son solliciteur a été son premier détracteur, lors de la dernière campagne électorale.

Le batteur, au milieu du plateau, contribue à exacerber, à exaspérer ces échanges qui s’empêchent les uns les autres, claquant les portes absentes, titillant les nerfs, impulsant des rythmes effrénés. De la place initiale que dessine le plateau, ouverte de tous les côtés, parcourue comme une arène grâce à des assises sur roulette, la scénographie s’étend et se répand, dans la cuisine, la salle de bain, les pièces aux murs tenturés de papier peint art déco, et jusque dans le hall du théâtre – déplacement qui ne semble pas le moins du monde troubler les acteurs, qui se soumettent avec autant d’intensité au regard de la caméra qu’à celui du public. Ces fuites qui sont surtout le fait du couple, poursuivi par la caméra et la perche du journaliste, permettent de saisir la dégradation tout à la fois progressive et fulgurante de leurs rapports, seule véritable évolution dans la dynamique enrayée du spectacle.

Au départ, on n’est pas bien sûr de la direction à suivre dans ce patinage, ce sur-place. Puis, celle qui ne semblait que contribuer à parasiter une discussion politique qu’on croit le cœur du propos, Clarisse qui a chaud et se déshabille, prend de l’ampleur à chaque apparition. Sa montée en puissance est ménagée grâce aux dialogues de Norén, et même des pages de King Kong Théorie de Virginie Despentes, discrètement placées dans la bouche de Marion Suzanne. Son corps nu prend alors une autre portée, il devient une arme, pour exister au prix de l’anéantissement de son mari qui la cantonne à la sphère domestique, qui essaie de faire barrage de son corps pour masquer le sien exposé à tous les regards, qui s’efforce de la faire disparaître comme les traces d’eau qui sèchent à une vitesse fascinante sur les murs du salon. Cette femme à moitié nue chez Feydeau, qui n’est au départ qu’un procédé comique, se mue en Femen au discours retentissant qui administre une douche froide à tous ces hommes, avec peut-être l’espoir de leur rendre leur bon sens.

Le montage opéré par Émilie Anna Maillet est presque invisible, parfaitement huilé, mais tout en reconnaissant la puissante efficacité de ce tuilage, on en vient à regretter de ne pas se rendre compte de ce qui vient de Feydeau, de Norén ou de Despentes. La metteuse en scène nous oblige à avancer à l’aveugle, à accepter l’évidence de cette rencontre entre des écritures qui paraissent pourtant si loin les unes des autres, à se laisser prendre par le rythme nerveux du spectacle, à être secoué de rires ou de déflagrations, pour mieux assister à la prise de pouvoir de cette femme qui implique la mise à mort de la carrière de son mari et de son couple. Quoiqu’il en soit, par cette mise en dialogue souterraine avec Norén, Émilie Anna Maillet parvient à transformer le vaudeville de Feydeau en un pamphlet féministe, alchimie aussi stimulante du point de vue intellectuel que du point de vue théâtral.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Toute nue », rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.

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