« La Condition humaine » de Malraux – humain, pas assez humain

« Les mêmes chemins qui mènent l’individu au crime mènent la société à la révolution ». Telle était la thèse développée par Dostoïevski dans son roman les Démons selon le critique Berdaiev. La formule resurgit à l’esprit quand on lit La Condition humaine d’André Malraux. Dans cette œuvre, qui lui vaut de recevoir le Prix Goncourt l’année de sa publication, Malraux relate un épisode de la révolution chinoise, l’insurrection communiste de Shanghai, en 1927. Variant les points de vue, d’un personnage à l’autre, Malraux joue également avec les échelles. Dans cette œuvre, il fait coexister celle de l’individu, celle de la société, celle d’un pays ou encore celle du mouvement communiste de la Russie à la Chine – qui réduit l’homme à néant en le perdant de vue.

Malraux commence au plus près de l’individu : un homme, Tchen, est sur le point de tuer un autre homme, par la mort duquel il pourra armer ses camarades, les communistes et ouvriers qui veulent soutenir le mouvement de l’Armée révolutionnaire menée par le nationaliste Tchang Kaï-Chek. Tchen se trouve face à ce corps abandonné au sommeil, et l’insouciance de la victime à venir lui laisse le temps de prendre conscience de ce qu’il est sur le point d’accomplir. La scène initiale du roman se déploie ainsi entre tension causée par l’urgence de faire vite et décomposition de chaque mouvement de pensée, jusqu’à donner à voir comment un révolutionnaire devient un terroriste accompli, bientôt convaincu que le salut est dans le don total de sa personne pour la cause.

A l’autre extrémité du roman, en contre-point, Malraux compose une scène à Paris, au cours de laquelle l’industriel Ferral, président de la Chambre de commerce française, présente au ministre des Finances l’intérêt pour la France de maintenir en place le Consortium chinois. Pour soutenir son point de vue, il invoque l’échec des communistes, abandonnés par Moscou et par Tchang Kaï-Chek. Les préoccupations économiques et enjeux géopolitiques évacuent la question de la libération des ouvriers et paysans chinois. Pire encore, ces discussions entre hommes d’affaires annulent tout le mouvement révolutionnaire, et rendent anecdotiques les actions de ceux qui se sont battus jusqu’au dernier instant.

Entre  ces deux bornes que Malraux choisit pour l’histoire de cette révolution échouée, la narration est scandée par des dates et des heures, chargées d’en marquer les grandes étapes. Le cours des événements étant loin d’être régulier, ces indications varient. Elles égrènent parfois les heures d’une nuit interminable, ou passent sous silence des jours entiers qui ne comptent pas pour la révolution. Mais plus que temporel encore, le saut auquel elle invite est d’ordre narratif. D’un fragment à l’autre, le cadre, le personnage et l’enjeu sont autres, suivant un entrecroisement de plans qui évoque le cinéma. L’écriture de Malraux se rapproche également du septième art dans la description de scènes qu’on dirait alors d’action. Pour décrire les combats armés des révolutionnaires et de la police, il démontre une précision technique digne d’un auteur de polar. Là, son style saccadé, heurté, accroît l’intensité dramatique des situations décrites et la subjectivité des points de vue que le narrateur épouse.

Ces points de vue sont pluriels. Ils peuvent être ceux de révolutionnaires, mais aussi ceux d’individus qui entravent plus ou moins directement leur action. Chinois, Français, Russes ou même Belges, ils en viennent chacun à incarner des postures différentes face à la situation qui les rassemble. Kyo incarne ainsi le révolutionnaire idéaliste, Katow le révolutionaire réaliste et Tchen le suicidaire. Hemmerlich s’engage dans la cause, mais de façon désespérée, une fois qu’il est libéré de l’amour compassionnel qui l’attachait à sa femme et son fils. Autour d’eux, Gisors représente l’intellectuel marxiste, Clappique l’opportuniste affabulateur, Ferral l’homme d’affaire seulement capable d’aimer un chat. Tous éprouvés, déchirés entre la solitude et la fraternité, ils s’oublient dans la drogue – qu’elle prenne la forme de l’opium, du jeu, de la mort, de l’amour, de l’érotisme ou de la révolution elle-même. Outre leurs postures et leurs échappatoires, Malraux met en valeur un motif pour chacun, qui transforme leur trajectoire en destin – contre lequel ils tentent d’affirmer leur liberté en vain.

Dans cet entrelacement, où les perspectives et les plans varient, certaines scènes se distinguent, en ce qu’elles paraissent capables de saisir l’essence des êtres qu’elles ont pour héros. Outre la première, le meurtre de Tchen, redoublée par la préparation d’un attentat depuis la boutique d’un antiquaire, on peut citer les adieux de Kyo et May, ou la folle session de jeu de Clappique et son théâtre pour fuir le pays au dernier instant. Ou encore, l’arrivée de Kyo en prison, et les voix des prisonniers qu’il entend, et la fin des révolutionnaires, dans le chuchotement.

Toutes ces scènes se situent à hauteur d’homme, et c’est avec elles que Malraux démontre sa profonde connaissance de l’humain et des liens indicibles qui unissent deux personnes. D’une de ces scènes à l’autre, il faut en passer par l’exposé des enjeux politiques, diplomatiques et économiques qui les fait survenir. Là, l’humain tend à disparaître. Les intérêts de Moscou, de la France, ou simplement de quelques-uns, dépassent l’homme, quitte à lui faire défaut, ou à le détruire. Cette alternance, de l’échelle de l’individu et de l’échelle sociale, ou d’une plus petite encore – qui ne laisse même plus voir le peuple –, c’est précisément elle qui donne tant de relief à la première. La condition humaine que dépeint Malraux, il semble finalement qu’elle ne soit pas assez humaine : quand l’humain est dépassé, le sens est perdu. S’il en fallait une de plus, l’Europe en offrira la démonstration, quelques années après la publication de l’œuvre en 1933.

 

F.

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