Dans le cadre d’une vaste programmation intitulée « Recommencer ? Manifestation pour le vivant ! », qui réunit des spectacles, des films, des conférences ou encore des marches, Jérôme Bel, artiste associé à la Comédie de Caen, présente sa dernière création, Recommencer ce monde, cosignée avec Estelle Zhong Mengual, historienne de l’art elle aussi associée au CDN, et l’actrice flamande Jolente de Keersmaeker. Tous trois élaborent une proposition minimale à partir de textes philosophiques de Baptiste Morizot et Val Plumwood, dont l’ambition est pourtant immense comme le redit le descriptif du spectacle, après le titre. L’écart entretenu fonctionne – jusqu’à un certain point.
Le public s’installe face à un plateau vide. Jolente de Keersmaeker, Robby Cleiren et Nélia Mankour Abdelmalek arrivent depuis les coulisses et le silence se fait presque aussitôt. La première invite cependant à poursuivre les discussions, car des personnes sont encore attendues. Dans cette entrée aussitôt démentie, ce faux-départ, se noue déjà le pacte qui va être mis en place : celui d’un degré zéro du théâtre déjà plusieurs fois exploré par Jérôme Bel et par le tg STAN, d’un frottement entre l’absence de théâtralité et son surgissement irrépressible.
Ce pacte est aussitôt reconduit par la performance de la feuille de salle. Pour des raisons écologiques, il n’en a pas été distribué au public. Les trois sur scène commencent donc par entremêler leurs voix pour indiquer de manière très artisanale le titre du spectacle, les artistes et coproductions qu’il implique et les maisons d’édition qui ont octroyé le droit d’utiliser les textes que l’on va entendre. Le projet de la soirée est également rappelé : il sera question de révoquer le fait qu’une espèce vivante a décrété sa supériorité sur dix millions d’autres, et envisager la possibilité de « recommencer ce monde ». Ce vaste programme sera cependant mis en œuvre avec trois fois rien : en guise de scénographie, un sol qui permet de consommer moins de lumière grâce à une meilleure réflexion grâce à sa couleur blanche, quelques bâtons – en bois, plastique ou carton – et des costumes issus des garde-robes des acteurs et actrices.
Tous trois, toujours en ligne face à nous, se présentent ensuite. Il y a Jolente de Keersmaeker, bien connue pour son travail avec le tg STAN, qui a récemment collaboré avec Jérôme Bel pour la série Danses pourune actrice, et qui va incarner le rôle d’une philosophe. Nélia Mankour Abdelmalek, qui vient de Pantin, qui n’est pas actrice, mais qui représentera le monde à venir. Et Robby Cleiren, acteur également flamand, qui figurera les générations précédentes, celles qui peinent à prendre pleinement acte du réchauffement climatique et à changer leurs modes de vie.
Toutes les cartes sont ainsi d’entrée de jeu posées sur la table, et toute forme de mystère ou d’illusion paraissent de la sorte congédiés. L’imagination sera néanmoins convoquée quand Jolente commencera en introduisant l’art du pistage – rendu célèbre par le philosophe Baptiste Morizot – et proposera à ses partenaires de partir en quête des traces laissées par des créatures fabuleuses. Jolente s’enflamme en philosophe : des créatures non pas fantastiques, imaginaires, mais fabuleuses, car elles réenchantent le vivant de leur présence. Pour répondre aux questions de Nélia et au scepticisme de Robby, elle entreprend de les équiper de manteaux, bottes et bonnets pour les embarquer dans les Alpes. Nélia joue le jeu du faux, mais Robby, réticent, esquisse à peine les mouvements qui font exister ces accessoires, voulant à la fois ne pas vexer ses partenaires mais ne pas non plus basculer dans la fiction qu’elles inventent. De même, il restera en retrait quand elles marcheront l’une après l’autre dans la neige du plateau vide, sur lequel le paysage habité d’invisible n’apparaît que par leurs mots et leurs gestes.
Tous trois pistent les loups jusque dans les rangées du public, avant d’observer les traces de leurs ébats qui suggèrent l’amour. Puis ils se réunissent autour d’un feu – allumé grâce aux trois bouts de bois – et découvrent le concept d’ancestralité. En résumé, si l’on aime le goût salé des chips, cela remonte à notre passé d’éponge des mers. Cette découverte inspire un rituel de gratitude pour toutes les espèces qui nous précèdent, et le faux-vrai opère si bien à cet endroit que même Robby semble sur le point de céder devant la dévotion des personnes du public qui se portent volontaires pour monter sur scène et déguster religieusement une chips.
Les trois bouts de bois permettront ensuite de dessiner une barque pour raconter les aventures de la philosophe Val Plumwood, qui a reconsidéré sa place d’humaine dans la chaîne du vivant après une attaque de crocodile, puis son lit d’hôpital deviendra banquise pour raconter l’histoire fascinante des Nanoulak, ces ours métis nés du croisement causé par le réchauffement climatique de grizzlys et d’ours polaires. Il sera également question de cadavres humains qui donnent vie à des animaux et des cerisiers, et de raies qui dansent autour d’humains sans voir la menace qu’ils incarnent.
À l’exception du récit de Val Plumwood, l’ensemble de ces histoires est puisé dans les écrits de Baptiste Morizot, qui circulent depuis un moment sur nos scènes et que l’on commence à connaître. On prend plaisir à les redécouvrir, quoiqu’elles se trouvent ici considérablement ramassées et simplifiées, et que leur enchaînement laisse l’impression qu’une logique de catalogue s’est substitué à l’exigence d’une construction. Notre attention à la scène est sans doute davantage nourrie par la théâtralité minimale développée à partir de ces histoires, le travail extrêmement fragile des présences au plateau. Ce travail repose en grande partie sur Jolente, qui le maîtrise pleinement grâce à sa longue expérience avec le tg STAN, et qui ici mène la danse face à Nélia en répondante précise et spontanée et Robby en résistance mineure. Si Robby ne sortira hélas pas de ce rôle et disparaîtra presque à force de ne pas adhérer, Nélia finit au contraire par prendre toute sa place à l’occasion d’une chorégraphie qui célèbre avec Nina Simone notre être au monde et nos corps.
Ce moment dansé réjouissant aurait pu constituer le point final d’un parcours un peu erratique, mais Jolente relance la machine avec une dernière histoire, pour Robby dit-elle, en tant qu’acteur. Cette annonce entretient l’espoir de voir les choses se nouer, se résoudre de manière heureuse, à la fois dans la construction du rôle de Robby et dans la promesse d’une voie pour « recommencer ce monde ». Les partenaires de Jolente sont cependant congédiés dans le public pour un dernier récit qui renonce à toute forme de théâtralité et qui achève le spectacle sur une double déception, scénique et philosophique. Bien que d’emblée débarrassés de toute attente, rendus hyperattentifs par la mise en œuvre d’un théâtre minimal, progressivement formés à l’art de pister des créatures et des présences invisibles sur scène, n’en reste pas moins le besoin d’une dramaturgie plus solide qui mette sur la voie du programme annoncé.
F.
Pour en savoir plus sur Recommencer ce monde, rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.