Il faut parfois bénéficier du décalage temporel bien particulier à Cuba pour finir par découvrir une œuvre de 1997. Alors que Shirtologie, troisième œuvre de Jérôme Bel, a fait le tour de l’Europe puis du monde depuis sa création, repris chaque année dans de nombreux pays, voilà que ce spectacle emblématique de son travail atteint les Caraïbes dans le cadre du « Focus Danza’ 16 » organisé par le Mois de la culture française à Cuba. Au cours d’une soirée plurielle au Ciervo Encantado, qui propose avec celle de Bel deux autres œuvres courtes de deux autres artistes – Ciel de Volmir Cordeiro et Un Sueno despierto de Christophe Haleb – Frédéric Séguette reprend le rituel qu’il a commencé à pratiquer des années plus tôt et enlève un à un les t-shirts qu’il porte.
Dans le dénuement de la salle, au sol et aux murs noirs, prête à accueillir tous les possibles, entre un homme. Les lumières se sont éteintes avant de dessiner un cercle au centre. Dans le silence précaire de l’attente, l’homme s’avance jusqu’à la place qui lui est désignée. Sa présence ne comble pas l’absence de sons qui feraient passer pour de bon dans l’espace de la représentation, on se sent encore sur le seuil. Et cette fragilité dure encore un temps, même lorsque Frédéric Séguette commence. Car son geste n’est pas spectaculaire, il ne relève pas de la danse ou de la performance, ni même de la chorégraphie, semble-t-il à première vue. L’homme venu là en short et les pieds nus enlève son t-shirt. Et dévoile en-dessous un autre t-shirt. Et ainsi de suite.
Dans la répétition du geste, se dessine peu à peu une chorégraphie du déshabillage, bien loin des codes du strip-tease. Pour enlever chaque t-shirt, il faut agir délicatement de façon à ne pas embarquer tous les autres dans le même mouvement, et surtout de sorte à ménager un effet de dévoilement. L’artiste – comédien, danseur, performeur, c’est incertain – remonte donc d’abord le bas jusqu’à pouvoir l’attraper par l’arrière, le faire passer par-dessus de sa tête, avant de finir par les manches et de le déposer au sol. Le nouveau t-shirt est alors révélé, et même mis en valeur, réajusté sur les hanches, voire désigné dans une autre de ses faces.
Si le geste prend une telle importance, alors qu’il n’y a ni emphase, ni effet spectaculaire, mais seulement de la minutie, c’est qu’il est le seul à faire œuvre pour le moment. Pour combler le silence – celui de la salle, celui du comédien, celui de ses gestes – il n’y a que le discours des t-shirts – de là le titre du spectacle. Le discours que l’on n’entend plus des logos – redondance oubliée –, des dates, des marques, des symboles, des chiffres. Ce sont des t-shirts qui célèbrent le souvenir d’un événement, des t-shirts dessinés par des marques, designés, des t-shirts de football… mais l’effet d’attente créé par le temps décomposé du déshabillage est aussitôt désamorcé par la révélation : ces t-shirts ont beau porter un discours, ils ne sont pas de ceux qu’on connaît le plus, qui ont été érigés au rang de symboles, à travers lesquels pourrait se lire une critique explicite. Ils ont la neutralité de ceux qu’on peut trouver dans chaque placard. En outre, ces discours ne sont pas articulés entre eux de telle sorte à construire un supra-discours.
Leur mutisme est redoublé par l’attitude de Frédéric Séguette, qui face à chacun prend l’allure d’un enfant qui ne comprendrait pas les habits qu’il porte, qui porterait sur eux un regard dubitatif, surpris – regard qui nous est dérobé, tourné vers son propre buste. Ce qu’il nous invite à faire, comme lui, c’est retrouver l’étonnement premier, s’interroger sur cette pratique devenue ordinaire, devenue mythologie du quotidien, comme celles que Barthes recherche comme fondement de notre modernité et de ses idéologies. On retrouve là la démarche de la Ktha, compagnie d’arts de rue qui dans son premier spectacle posait la question « Est-ce que le monde sait qu’il me parle ? » en interrogeant les messages qui saturent notre vie. Bel, avec Séguette, nous invite à penser comment nous en sommes arrivés à faire de nos propres corps des panneaux publicitaires, des vitrines. En défaisant la superposition de couches jusqu’au torse nu, il nous fait prendre conscience de la dépossession de soi conséquente d’une telle pratique.
Mais Shirtologie a beau être minimaliste, le spectacle est composé de trois parties et ne s’en tient pas là. Après avoir confronté à un mutisme en réalité riche de discours et de pensées déclenchées en creux, il s’agit d’entrer en interaction avec le spectateur qui peut désormais trouver le confort d’une attente au moment de voir revenir l’artiste avec une nouvelle pile de t-shirts sur lui. Dans le deuxième temps du spectacle, cet extraterrestre qui prend le temps d’interroger une pratique désormais universelle, entreprend de déchiffrer les messages de ses t-shirts, d’une voix atone, étrangère à des discours pourtant parfois galvaudés.
Lorsque son torse lui présente une partition de musique, il entreprend donc de la lire – comme si elle n’était rien d’autre que du langage elle aussi –, et se met en place un rapport avec la musique, puis avec la danse. Il cherche à imiter, puis se soumet bientôt pleinement, répondant aux injonctions de son vêtement. L’enchaînement des t-shirts s’organise enfin en discours sous-tendu par une logique – là où semblait dominer l’arbitraire –, qui engage alors le corps et prend une tournure comique. On retrouve là un trait de l’œuvre de Jérôme Bel, la déconstruction des codes de la danse rythmée, chorégraphiée, sportive, esthétique. Frédéric Séguette ne sait pas même tenir une pose semble-t-il, et cela importe non comme une carence mais précisément car il s’agit de sonder un rapport au corps et à son mouvement amateur, comme dans Gala, ou simplement quotidien.
La troisième et dernière partie, quant à elle, entreprend de déjouer une nouvelle fois les attentes du spectateur en finissant d’exploiter le concept mis en œuvre. Une série de t-shirts monochromes qui ne disent rien sinon leurs nuances de couleurs, vient en effet épuiser le procédé, jusqu’à terminer avec un pied de nez. Ce dernier temps dit bien le recul qu’a l’artiste par rapport à son propre geste, non pas érigé en chef-d’œuvre abstrait à la signification inaccessible pour le commun des mortels, mais proposé comme objet de pensée à la fois divertissant et stimulant, capable de travailler notre perception ordinaire.
F.
Pour en savoir plus sur « Shirtologie », rendez-vous sur la page de Jérôme Bel.