La rumeur qui accompagne le Off d’Avignon a pris la forme d’un consensus autour de L’Événement, spectacle programmé à la Manufacture et porté par la sélection Suisse en Avignon. Il est mis en scène par Joëlle Fontanaz, également actrice et membre du trio qui forme sur scène un chœur chargé de raconter… un événement. Plus encore que le fait rapporté, ce qui intéresse dans cette proposition est la prouesse actorale qu’elle engage, prouesse qui tarde à révéler sa pleine amplitude mais qui finit par embraser.
Trois silhouettes qu’on devine dans la pénombre se trouvent juchées sur une espèce de gros rocher. L’une commence : « J’ai un doigt ». Mais elle poursuit : « On doit… ». À sa suite, les deux autres déclarent non pas avoir des terminaisons à chaque main mais des recommandations, qui concernent pour l’essentiel la communication. Par exemple, on doit dire ce qui paraît nécessaire au moment où ça l’est, mais y renoncer si ce n’est plus le bon moment. Ou alors, on doit savoir d’où l’on parle. Des « peut » s’immiscent au milieu des « doit », et sont ainsi énoncées des règles, un peu alambiquées et qui paraissent encore abstraites, mais qui mettent en place des conditions d’élocution singulières et donnent consistance à la communauté à laquelle appartiennent les trois individus.
Une fois ces précautions d’usage rappelées, ils se lèvent et racontent en chœur un événement. Pas de ceux que l’on vit seul dans le secret, qu’on refoule et qu’on emmure dans le silence jusqu’à trouver le courage de les mettre en mots – comme celui vécu et relaté par Annie Ernaux dans son livre du même titre. Plutôt de ceux que l’on vit de manière collective et qu’on ne se lasse pas de raconter pendant de longues années après, car ils requièrent des témoignages et se prêtent particulièrement à la mise en mots, et l’exercice procure à chaque coup du plaisir. Très vite, il apparaît que c’est d’un incendie dont il est question. Un incendie relaté par trois voix qui parlent toutes en même temps. Non pas de manière chorale, mais en suivant chacune sa partition et en faisant entendre la singularité de chaque voix, teintée d’accents et d’intonations différentes. Ces trois voix qui émergent de l’obscurité ne disent pas exactement les mêmes mots au même moment. Ainsi, ce que l’on perd de l’une dans la cacophonie, on le rattrape avec l’une ou l’autre.
Dans ce tressage dense, exigeant, on déchiffre qu’il est question d’un palmier qui prend feu, qui se transforme en torche du tronc aux palmes. On comprend ensuite qu’il est question d’un extincteur qui crache tout ce qu’il peut, puis d’un tuyau de douche qui entraîne une brûlure – et les mots de la jeune femme brûlée sont rapportés à la lettre, cette fois vraiment en chœur. Le récit ayant commencé par le cœur de l’événement, il repart ensuite en arrière avec les circonstances de l’incendie, selon les mêmes modalités. Ces reprises indiquent que les témoignages que font entendre les voix ne sont pas attachées à des personnages précis. Les voix circulent d’un point de vue à l’autre et s’efforcent ainsi de ressaisir les choses de manière prismatique – ce qui explique peut-être pourquoi les deux actrices et l’acteur ont des yeux peints sur les paupières, étrangeté qui convoque le monstre mythologique d’Argos aux cent yeux.
Au fur et à mesure, on comprend au travers de cet assaut de paroles toutes animées par le désir de se faire entendre au point de créer un brouhaha constant, que l’incendie a eu lieu au sein d’une communauté alternative. Que toutes les personnes qui ont assisté à l’incendie participaient à une sorte de retraite impulsée par un certain Santana, qui accueille dans le lieu qu’il a bâti sur une île un stage de yoga mené par Iris, prof qui impose le silence de 22h à 7h30 du matin et qui ne prend pas particulièrement part à l’émoi général quand elle découvre l’incendie et apprend qu’il est maîtrisé.
Dans ces coordonnées étroites, le récit en vient à faire des boucles, à revenir au même point avant de prendre une autre direction, pour rendre compte d’une autre perception des faits. Un hiatus est cultivé entre l’effort que l’on met à déchiffrer les phrases qui se déversent sur nous, dans une pénombre longtemps maintenue, et le caractère anodin de l’événement raconté, dont les détails progressivement ajoutés ne font que confirmer l’absence de toute portée allégorique ou politique du propos. Il n’y a rien de tout à fait extraordinaire dans cet incendie d’un four à pain, malgré la symbolique que lui attachait le maître des lieux. On a beau s’en douter assez vite, on s’accroche comme on peut à ce triple discours, aux déplacements limités des corps sur leur bout de rocher, à leurs contacts entre eux qui paraissent les connecter mais ne suffisent pas à les rendre synchrones.
Cette intensité durablement cultivée permet qu’un sentiment de soulagement survienne quand la parole circule de l’un à l’autre, à tour de rôle, au moment de restituer à trois voix la perception d’Iris. De même, soulagement lorsque la lumière monte et laisse mieux entrevoir les visages de Joëlle Fontannaz, Mathias Glayre et Nina Langensand et leurs lycras colorés. La progression lumineuse est lente mais continue, et ils finiront sous le plein feu de projecteurs latéraux. Le récit s’emballe cependant à nouveau pour reconstituer le point de vue différé de Santana sur l’incendie, lui qui n’en a pris connaissance que le lendemain, quand tout était fini ou presque. Seulement, à partir de là, la mécanique extrêmement sophistiquée mise en place se met à dérailler, et on prend alors la mesure de toute sa richesse et sa complexité. Le trio laisse entrevoir des ratés, qui occasionnent des reprises et des rires vite transformés en émotion. Il se laisse également aller à des cris, qui disent un certain craquage après un effort aussi longtemps tenu, ou démontrent la difficulté qu’il y a à former véritablement un chœur, la nécessité qu’ils avaient de cultiver et renouveler leurs contacts physiques pour trouver l’accord. On perçoit également toute la part d’improvisation qu’il y a dans ce chant polyphonique, qui au départ pouvait paraître très précisément écrit.
Le comique qu’on a d’abord refoulé face à l’intensité de la mise en voix, l’effort avec lequel chacun s’évertue à se faire entendre et prendre la place qui lui revient, s’impose enfin. Maintenant que la teneur de l’événement ne fait plus de doute, que rien de véritablement grave ni sérieux n’est en jeu, que le dérisoire ne parvient plus à se donner des allures de tragédies, que les relations entre les trois interprètes l’emportent sur leur adresse à la salle et laissent entrevoir leurs personnalités, on prend de la distance et on se délecte de la performance. On n’est alors plus destinataires d’un récit chargé, urgent, mais spectateurs et spectatrices d’un exercice de haute voltige. Cette prise de distance nous rend de la jugeotte, et on se dit qu’on voudrait bien la ressentir face à l’afflux d’informations qui nous parvient au quotidien, dans un courant aussi cacophonique et discontinu par les multiples canaux d’informations que l’on pratique ou qui nous parviennent malgré nous. Une ultime liste de « doit » et de « peut » à l’issue du spectacle nous suggère ainsi une ligne de conduite à tenir face au déferlement d’actualités, ligne de conduite un peu théorique mais dont le spectacle nous propose une mise en pratique convaincante.
F.
Pour en savoir plus sur L’Événement, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Manufacture.