« Jukebox ‘Gennevilliers' » d’Elise Simonet et Joris Lacoste – les voix de nos villes

Si les théâtres sont fermés depuis deux mois, les artistes ont encore le droit de proposer des spectacles dans les milieux scolaires. Cette aberration renforce la légende selon laquelle le virus n’y circulerait pas – mais de la maternelle au lycée seulement ; les universités, elles, sont fermées depuis de longues semaines. (Il y a quelques jours encore, notre gouvernement affirmait avec aplomb que le corps enseignant ne faisait pas partie des professions les plus exposées au covid – ce qui s’explique par le fait que les élèves d’une même classe et leurs professeurs ne sont pas déclarés cas contact si l’un d’eux contracte la maladie…). Dans ce contexte moribond, la découverte de Jukebox ‘Gennevilliers’ au Lycée Galilée de Gennevilliers a pris l’apparence d’un rayon de soleil – et de fait, le soleil perçait à travers les nuages noirs et s’invitait dans le hall de l’internat tout en baies vitrées, le temps d’une des représentations prévues.

Devant un public composé de 45 élèves et de quelques-uns de leurs professeurs, le spectacle a offert un échantillon de L’Encyclopédie de la parole, vaste projet initié par Joris Lacoste en 2007, auquel le Festival d’Automne avait prévu de consacrer un portrait cette année. Par rapport à l’ampleur des quatre Suites créées en 2013, 2015, 2017 et 2020, Jukebox a été conçu comme un solo, déclinable dans différentes villes – Gennevilliers, Nanterre, Malakoff, Bobigny, mais aussi Rome, Saint-Pétersbourg, Frigourg ou Genève. Ghita Serraj se trouve ainsi seule face au public de lycéens pour leur faire entendre les paroles qui traversent le territoire qu’ils habitent.

En guise de préambule, l’actrice commence par présenter le projet de l’Encyclopédie de la parole de Joris Lacoste, dont l’ambition est d’explorer toutes les formes d’oralité de notre époque à travers d’innombrables d’enregistrements, répertoriés grâce à différentes catégories telles que la cadence, la choralité, le timbre, l’adresse, l’emphase, la mélodie… Après avoir mentionné le rôle d’Elise Simonet dans ce spectacle, qui a coordonné la collecte des sons supposés refléter le quotidien des gennevillois, elle invite à en consulter la liste dans le programme mis à disposition de chacun. 45 sons, désignés par un titre et succinctement décrits, vont pouvoir être performés par Ghita Serraj, qui annonce se transformer en jukebox : à la demande du public, elle les fera entendre, sans autre support qu’un micro ponctuellement mobilisé. La moitié à peu près pourra être entendue, dans les 45 minutes de représentation prévues.

Le dispositif du spectacle, aléatoire, unique à chaque représentation, mobilise d’emblée les élèves, qui se prennent immédiatement au jeu et proposent rapidement de nombreux titres à l’actrice. Les attirent surtout au départ les sons qu’ils sont susceptibles de reconnaître, issus de stories Instagram, de vidéos Youtube, de voice Whatsapp, d’un cours de dessin ou d’une commission éducative. Puis ils s’aventurent un peu plus loin, attirés par tel ou tel titre : « D’la merde partout partout partout » (Message d’un consommateur posté sur Youtube, 2019), « Grâce à votre code de gratuité » (Démarchage téléphonique, 2016), « H24 sur l’terrain » (Freestyle, vidéo postée sur Youtube, 2009), « Un truc un peu bizarre » (récit de rêve, 2019) …

A plusieurs reprises, les performances de Ghita Serraj suscitent le rire. Le miroir qui est tendu aux élèves les impressionne par sa justesse autant qu’il les amuse. A d’autres moments, ils paraissent au contraire oublier le caractère performatif de ce qu’ils voient, captés par la situation. Plus encore que le kaléidoscope de sons offerts, très hétérogènes, pas forcément représentatifs de Gennevilliers (mais une compilation de sons vraiment représentatifs d’une ville est-elle possible ?), c’est pourtant la prouesse de l’actrice qui est remarquable. La mémoire de chacun des enregistrements reproduits est inscrite dans son corps, qui varie les emplacements dans l’espace, sobrement structuré par un micro, une chaise et un pupitre. Des chorégraphies accompagnent parfois l’émission du son : de grands pas chassés pour mimer le jeu de jambe d’un discours politique, l’utilisation de ses mains en marionnettes pour distinguer les personnages d’une série, des battements de doigts sur la poitrine pour créer les vibrations d’une voix fragile du métro.

Entre deux sons, qui lui font parcourir toute l’étendue de sa tessiture vocale et une grande diversité de registres, elle renoue avec le public avec un regard et un sourire – avant de saisir un nouveau titre à interpréter, se positionner, inspirer, poser sa voix au bon endroit et replonger dans une nouvelle situation. En un clin d’œil, en bon jukebox, Ghita Serraj passe de la neutralité d’une voix de serveur électronique à un slam, de l’accent chtimi d’un cégétiste au doublage en dialecte marocain d’une série turque, de la langue heurtée et chantante des ados aux phrasé millimétré d’un cours de Pilates, de la poésie qu’un prof de conduite cherche à insuffler à ses indications au discours complètement déstructuré d’un prof qui essaie de donner des consignes en même temps qu’il s’efforce de faire régner le silence… L’interruption du spectacle est aussi frustrante que celle de l’appareil automatique qui donne son nom au spectacle, quand plus personne n’a de monnaie pour le faire fonctionner. La fête terminée, l’envie prend chacun de poursuivre la musique du monde de son côté, de se mettre, à son tour, à l’écoute des sons du quotidien et peut-être même de s’essayer à les reproduire.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Jukebox ‘Gennevilliers' », rendez-vous sur le site du T2G.

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