« Absalon, Absalon ! » de Séverine Chavrier au Théâtre de l’Odéon – Faulkner samplé

Plusieurs mois après sa création à Avignon, et après quelques dates en début d’année à la Comédie de Genève que la metteuse en scène dirige, Absalon, Absalon ! est repris à l’Odéon pour une longue série. Séverine Chavrier mobilise une grande distribution et des moyens techniques conséquents pendant cinq heures de spectacle pour adapter le roman du même titre de William Faulkner, de plus de 400 pages. Après s’être intéressée à l’écriture de Thomas Bernhard dans deux spectacles, dont une adaptation de La Plâtrière, elle revient à l’auteur américain qu’elle a côtoyé dix ans plus tôt pour Les Palmiers sauvages. Ce parcours confirme son attirance pour les écritures qui défient la scène, écriture qu’il s’agit moins de transposer que de traduire dans un langage scénique hybride. De cette façon, Chavrier met le public au contact non de la langue de Faulkner, ni non plus directement de l’histoire que contient l’œuvre de manière enfouie, mais de ce qui relève plutôt de l’expérience singulière de sa lecture, faite de résistance et de fascination.

Comme pour Ils nous ont oublié, le spectacle commence à l’aveugle. Le grand plateau est jonché d’éléments disparates : une maison de poupée et une église miniatures, un cheval à bascule, un cercueil, deux voitures… le tout sur un sol de terre et au-devant d’une barre de projecteurs qui relègue au lointain le reste de la scénographie. Pour le moment, ce reste sert d’écran et permet la projection de visages filmés qui parlent dans un anglais d’Amérique incompréhensible : on reconnaît les intonations mais les mots sont malaxés comme des chewing-gums. Quelques fentes dans la structure laissent entrevoir que ces scènes sont tournées en direct dans un espace qui est dérobé à notre regard. Le passage d’une figure à l’autre ne fait pas sens, mais des choses se mettent insensiblement en place : on identifie une espèce de shérif qui suggère une enquête qui le dépasse, et la démultiplication des voix, qui paraissent tourner autour du même centre inatteignable, suggère un récit choral. Ces éléments, et juste après le mot « plantation », suffisent convoquer l’imaginaire attaché au Sud des États-Unis.

Le flou premier est longtemps maintenu. Tout paraît encore très confus quand Laurent Papot sort du cercueil situé à l’avant-scène, nimbé de fumée, et qu’il se met à crier et invectiver tous ceux qui passent. Dans la confusion désormais saturée de cris, il se constitue progressivement en self-made-man revanchard, représentant d’un arrivisme et d’un patriarcat qui paraîtraient en d’autres temps que ceux de Trump caricaturaux. Cet homme qui ne jure que par l’argent construit une maison plus grande que l’église du village, entourée d’un domaine immense. Il est tellement inculte et vulgaire qu’il ne connaît pas le mot respectabilité, mais il s’en achète une grâce à un mariage négocié comme un deal commercial à l’avant d’une voiture. L’intrigue se met progressivement en place avec l’arrivée de la fiancée tétanisée, reçue dans une maison immense qui sera sa prison – réminiscence du précédent spectacle de Chavrier d’après La Plâtrière –, fiancée à qui il est demandé un fils, et qui pourra, si elle le souhaite, avoir aussi une fille.

Fin de la séquence, on attaque le puzzle par un autre bout : une femme, la tante des deux enfants évoqués, Henry et Judith, rapporte sa version des faits à un jeune homme qui enquête sur l’histoire des Sutpen. Ce qui suscite l’intérêt, c’est tout à la fois cette immense domaine et l’empire que cherche à bâtir avec lui le patriarche ; mais aussi une histoire de fratricide, ou bien d’inceste, ou peut-être les deux ; des histoires d’unions impures qui ont mêlé du sang noir à du sang blanc ; des enfants illégitimes qui refont apparition ; des fantômes qui hantent les murs de la maison ; la guerre de Sécession ; d’autres enfants négociés comme une marchandise et l’obsession de l’engendrement, de la pureté, la nécessité d’avoir un fils absolument blanc… On s’accroche au récit de Christèle Tual, la tante qui livre sa version des faits de cette histoire qu’elle ne comprend pas. Tout n’est pas clair, mais elle oppose à la violence de son beau-frère une douceur et une suspension qui donnent l’impression de la clarté, impression soutenue par la simplicité du dispositif qui permet de l’entendre : elle se tient dans son salon, à vue, redoublée par un gros plan fixe au-dessus d’elle. De même, on s’en remettra éperdument à son interlocuteur, un jeune étudiant qui cherche à comprendre ce sac de nœuds (sans qu’on comprenne bien ses motivations), et à son ami qui l’accompagne dans ses conjectures.

Le rôle de l’étudiant, c’est encore Laurent Papot qui l’endosse, après s’être d’emblée imposé avec celui du père Sutpen. L’acteur passe de l’un à l’autre avec pour seule transition un changement d’espace et de costume, mais il constitue les deux rôles en envers l’un de l’autre grâce à des modalités de jeu radicalement différentes. Pour marquer la scission, il oppose au monstrueux et tonitruant Sutpen un personnage attachant, dont il emprunte de manière très troublante la voix et les attitudes à Vincent Macaigne, artiste avec qui Laurent Papot a travaillé et qui s’est constitué en type de rôle en rôle, type de l’idiot tendre qui révèle les êtres à eux-mêmes. La métamorphose d’un personnage à l’autre dans le spectacle paraît d’autant plus spectaculaire par cette entremise consciente ou inconsciente qui convoque un autre que l’acteur lui-même sur le plateau. Grâce à cet étudiant, à la tante qu’il interroge, à son ami à qui il confie ses découvertes, grâce à ces intermédiaires distancés des drames qu’ils cherchent à déchiffrer, on progresse donc dans la découverte de l’histoire de cette famille qui multiplie les énigmes.

Car pour l’adapter, Séverine Chavrier ne met pas le roman de Faulkner à plat pour en restituer un ordre et une logique qui lui sont étrangers. Elle ne reprend pas non plus sa langue, et plus spécifiquement sa pratique du monologue intérieur qui a fasciné ses contemporains. Elle imite en revanche le mouvement prismatique de la narration, ses détours, ses retardements et ses silences qui la rendent si fascinante, et multiplie les approches sans craindre les contradictions. Les dialogues sont ainsi émaillés de références à notre monde, surlignées par les voitures, les canettes de coca qui tombent en masse des cintres ou les ballons Mickey qui flottent, mais il est toujours question de la guerre de Sécession, et les dates de mort des personnages (dans les années 1860) sont conservées. De façon similaire, la culture du coton fait place à une usine de poupées en sous-sol – littéralement sous la scène, donnée à voir par le biais de la caméra ou au travers d’une grille – mais dans le langage, il est toujours question de champs de coton. La metteuse en scène et son équipe apposent également des manières de parler et de bouger contemporaines, des références à l’actualité politique, plus ou moins brûlante, et des danses tels que le krump ou le coupé-décalé qui produisent des effets psychédéliques.

Ce qui apparaît également, de manière assez lisible étonnamment, ce sont des témoignages personnels, vers la fin. Une actrice qui raconte une anecdote d’enfance avec sa cousine, qu’elle a traitée de métisse – cœur obscur de l’intrigue ; un autre qui raconte la découverte du rôle de sa famille dans les traites d’esclaves noirs. On entrevoit le processus de création, l’appropriation du roman depuis soi, la métamorphose de la langue sophistiquée de Faulkner en une langue maternelle, naturelle, familière, et de cette façon, la constitution de personnages « épais », contrairement à ce qu’en dit Édouard Glissant dans un texte cité dans la feuille de salle, des personnages que l’équipe artiste s’est efforcée de faire vivre de manière aussi charnelle que possible. Ces témoignages, qui éclatent encore la narration, replacent au centre du spectacle la question raciale autour de laquelle tourne le roman à partir d’un point de départ amputé dans cette adaptation.

Mais pour en arriver là, le chemin est long. Séverine Chavrier prend le temps d’explorer les formes qu’elle fait coexister au plateau et prend le risque de délayer la narration, de la faire passer au second plan en assumant un rythme au présent plutôt qu’une précipitation vers la fin, vers la résolution qui n’en est pas pleinement une. La scène nécessite d’être déchiffrée dans ses innombrables strates, la conjonction de lumières, de sons et d’images superposée à la présence des corps et des accessoires pris dans une scénographie complexe. Pendant la première demi-heure aveugle du spectacle, on mobilise tout ce qu’on connaît pour trouver des points d’entrée : pour le caractère imposant de la scénographie, qui reconstitue de multiples espaces à vivre révélés par la caméra en direct, Bert Neumann et Frank Castorf ; pour les scènes plus mesurées filmées derrière des parois qui parfois s’entrouvrent ou tombent, Julien Gosselin, inévitablement ; pour les éléments miniatures qui racontent l’immensité, Aurore Fattier ; pour les scènes de violence rejouées avec les moyens du théâtre et pour les voitures, Milo Rau ; et ainsi de suite… On s’arme de tout ce qu’on a en stock pour déchiffrer le chaos qui grâce à une débauche de moyens se renouvelle sans cesse, et l’ensemble apparaît comme le résultat d’un art consommé du recyclage.

Cet art est également sensible du point de vue sonore – mais c’est là la patte de Chavrier, l’endroit où elle se ressemble le plus. La musique d’Armel Malonga interprétée en direct, sample et basse, accompagne souvent les danses spectaculaires d’Hendrickx Ntela et Kevin Bah dit Ordinateur, qui traduisent dans les corps les passions déchaînées ou contenus des personnages parfois surnommés « le diable » ou « le pharaon » par les enquêteurs. À cette matière première s’ajoutent d’autres musiques diffusées – des morceaux qu’on associe sans tout à fait les reconnaître à des films anciens, style années 50, et d’autres plus récents, ou la musique des Trois Petits Cochons de Disney –, et quantité de sons, bruits de moteurs ou de vents violents. Tout se mêle dans ce tourbillon et contribue à saturer notre perception, à donner l’impression de traverser une jungle pour essayer de comprendre de quoi il retourne, mais aussi à susciter un désir, celui de se frayer un chemin dans ce plateau dense.

Ce désir tient aux sons, aux corps, aux secrets de la scénographie qui n’en finissent pas d’être révélés de tous les côtés (animaux vivants, masques, coulisses infinies…), ou des pointes d’humour et des phrases des personnages qui semblent commenter notre appréhension confuse. Mais plus encore, de manière plus continue, ce désir est entretenu par le jeu des acteurs et actrices. Adèle Joulin en Judith hypnotise dès sa première apparition. Pierre-Artières Glissant en Henry brouille immédiatement la compréhension des enjeux du texte par sa couleur de peau mais leur donne du même coup une profondeur vertigineuse. Jimy Lapert dégage une énergie électrique à chacune de ses apparitions et enrichit chaque fois la compréhension de ce qui se joue de sa perspective décalée. Jérôme de Falloise, le confident de l’étudiant qui enquête, crée autour de lui une atmosphère réconfortante au milieu du chaos, tandis que Christèle Tual ne cesse de toucher par la fragilité de son personnage. Au milieu d’eux tous et des autres, qui passent par plusieurs rôles et peuplent le plateau, créent un effet de foule et d’effervescence constante, Laurent Papot, qui ne paraît pas s’épuiser alors qu’il reste constamment au centre du spectacle pendant près de cinq heures, subjugue par sa virtuosité. Le travail d’appropriation de l’œuvre de Faulkner n’est pas celui de Séverine Chavrier seule. Il est l’œuvre de toute son équipe, au plateau et en coulisses, qui par les moyens démentiels qu’ils déploient mettent en partage une lecture hallucinée de l’œuvre, qui paraît aussi absente qu’omniprésente, à l’image des questions qu’elle charrie.

F.

 

Pour en savoir plus sur Absalon, Absalon !, rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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