« Fusées » de Jeanne Candel au T2G – vanité de la conquête spatiale

Dans le cadre du Festival jeune et très jeune public de la ville de Gennevilliers, Jeanne Candel et sa compagnie la vie brève présentent au T2G Fusées, spectacle créé en septembre dernier au Théâtre de l’Aquarium que l’artiste dirige. Pour la première fois, Jeanne Candel, qui explore depuis des années les possibilités du dialogue entre théâtre et musique, élargit son public pour atteindre les plus de six ans. Avec des moyens de fortune, le spectacle fait voyager aux confins de l’espace et interroge la pertinence de la conquête spatiale – question salutaire par les temps qui courent.

Un piano sort des coulisses et traverse le plateau quasi vide, poussé et tiré par une pianiste aux avant-bras plâtrés qui parvient à en faire sortir une mélodie tout en le déplaçant. Elle est bientôt rejointe par trois autres corps agrémentés de prothèses et de bandages, qui avancent un castelet au centre du plateau. Alors que leurs blessures contiennent des histoires qui d’emblée captent notre attention, la question de ce qui leur est arrivé est évacuée – ce n’est apparemment pas le sujet. On les imagine alors comme des dinosaures qui ont survécu à l’impact d’une météorite, ou simplement comme une joyeuse bande de bras cassés qui annonce le prologue du spectacle, après avoir tenté d’expliquer le sens du terme.

Tous quatre se positionnent autour du castelet et entreprennent de raconter notre genèse. Au commencement, il n’y a pas le ciel et la terre, mais le théâtre, représenté par une petite statue représentant un visage, et la musique, représentée par un piano miniature, alpha et oméga de l’art de Jeanne Candel placés sur une espèce de tourne-disque. Au-dessus, apparaissent bientôt le soleil, la lune et la Terre, au bout de tiges qui imitent maladroitement les mouvements de rotation des sphères sous une voie lactée en papier de soie. Des bêtes sauvages font irruption grâce à un masque de gorille ainsi que des comètes fabriquées dans une couverture de survie. L’apparition de chaque nouvel élément dans cet univers de papier est accompagnée par de petits jets de fumée dérisoires, qui soulignent le caractère de bric et de broc du récit que nous font ces rescapés.

Une fusée – celle tant attendue en amont du spectacle – fait faire un bond de l’origine du monde à une époque plus proche de la nôtre et vient raconter la conquête de l’espace. Elle décolle et le castelet disparaît. Nous voici en apesanteur avec Kyril et Boris, deux astronautes qui passent le nouvel an à bord d’Hermès 33 et dialoguent avec la Terre à cette occasion, au cours d’un appel téléphonique. Les questions que leurs adressent des enfants sont pour la plupart naïves, mais celle d’une journaliste de l’AFP est plus incisive : est-ce qu’ils ont choisi d’être astronautes pour ne pas regarder en face les problèmes qui se trouvent sous leur nez ? Les temps de latence qui rappellent la distance entre la Terre et le ciel et les interruptions de la communication laissent la question en suspens.

L’appel se conclut avec un échange avec la base spatiale, qui annonce aux deux hommes qu’elle ne sait pas quand pourra avoir lieu leur retour sur terre. Dans quelques jours, quelques semaines, quelques mois… même quelques années ? demande un peu goguenard Kyril. La base l’ignore. Voilà donc les deux hommes perdus dans l’espace, avec pour seule compagnie un ordinateur qui a une nette préférence pour le jovial Kyril, le rire toujours au bord des lèvres, par rapport au mélancolique Boris, qui déborde de sentiments.

Pour faire passer le temps, les deux hommes voyagent donc à travers une toile du XIIIe siècle de Giotto et aux confins de l’espace, accompagnés de leur assistante virtuelle et des morceaux interprétés par Claudine Simon au piano, qui colore les échanges de quantité de nuances sonores, et qui peut aussi se métamorphoser pour un moment en chienne Laïka – qui n’est jamais revenue sur terre. Au fur et à mesure de leur récit, le plateau s’épure et ne reste bientôt qu’un tabouret à roulettes, et même plus que deux tabourets les plus basiques qui soient au moment de raconter l’arrivée sur une nouvelle planète.

Ce dépouillement progressif n’est cependant pas tout de suite remarqué, tant les dialogues et les gestes de Jan Peters et Marc Plas nous embarquent. Leurs pas suspendus et leurs gestes flottants racontent à chaque instant l’apesanteur des corps depuis le décollage de la fusée. Puis le mime prend des proportions plus grandes encore quand ils voyagent jusqu’à une planète inconnue sur laquelle ils débarquent : là, on voit leurs gros casques d’astronautes s’entrechoquer, les innombrables boutons des tableaux de bord extrêmement compliqués qu’ils doivent contrôler, on entend les bips et on voit les lumières clignotantes qui signalent un problème, on mesure la vitesse de leur propulsion, puis on voit leurs parachutes qui se déchirent et leur atterrissage à rebonds.

On se figure encore le gros tuyau qui permet à Kyril de respirer et l’appareil qui permet à Boris de faire le tour de la planète à toute allure, puis d’un coup, peut-être un peu avant, peut-être un peu après selon les sensibilités, on réalise qu’ils nous font voir tout cela alors qu’ils sont là sur un plateau de théâtre quasi nu, avec deux tabourets, des chaussettes rouges et un piano pour seuls supports de leur narration. On réalise alors la puissance de suggestion incroyable de leur art, qui revendiquait des moyens de fortune au départ et finit avec trois fois rien. Cet artisanat et cette modestie, que permet la précision de la dramaturgie et du jeu, dénoncent la vanité – aux deux sens du terme – de ceux qui misent tout sur la conquête de l’espace et la technologie. Pendant que certains organisent des sommets sur l’IA et clament leurs prétentions à coloniser Mars, nous autres bêtes sauvages nous efforçons de vivre, de faire les actions les plus quotidiennes et les plus discrètement héroïques qui soient. Et pour nous aider à (sur-)vivre, quelques-unes de ces bêtes sauvages se consacrent à la création de pépites, qui offrent des moments de partages intergénérationnels à la valeur incommensurable.

F.

 

Pour en savoir plus sur Fusées, rendez-vous sur le site du T2G.

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