Sept ans après Fugue au Cloître des Célestins, Samuel Achache est invité à investir un autre Cloître du Festival d’Avignon, celui des Carmes, avec sa nouvelle création, Sans tambour. Le public est nombreux, mondain, pressé de s’offrir un de ces objets incomparables dont l’artiste a le secret, objet composé de musique et d’humour, dont la clé dramaturgique nous reste secrète mais qui nous invite pour cette raison à un investissement subjectif conséquent. Avec ce spectacle, Achache fait du spectateur un être de pure émotion, bien en peine de rendre compte de tout ce qu’il a vu et entendu et de tout ce qui l’a traversé.
La scénographie, composite, est structurée sur deux étages. Elle laisse deviner l’intérieur d’une maison décrépite, dont les morceaux les plus saillants sont un rideau de douche, une bâche qui vole au vent, un lit en cuivre pliable qui enferme un matelas à fleurs, un piano suspendu dans les airs. Peu de détails viennent séduire le regard, mais on devine déjà le terrain de jeu que peut constituer cet espace. Entrent non pas des acteurs mais des musiciens en tenue de concert noir et blanc avec leurs instruments : violoncelle, flûte traversière, accordéon, flûte à bec – pas de tambour, ni d’autre percussion. Puis arrive Léo-Antonin Lutinier, fidèle compagnon d’Achache mais aussi de Creuzevault, dont la présence sur scène est toujours remarquable par les numéros comiques qu’il offre, qui restent longtemps gravés en mémoire. Il s’installe au pupitre qui se tient au centre du plateau et sort d’une pochette un vinyle, qu’il installe en mime. Les instruments s’exécutent au rythme de ses gestes, et font entendre une mélodie après les grésillements des premiers tours. Une chanteuse les rejoint pour faire entendre la voix du morceau interprété.
Le morceau ne s’écoule cependant pas de manière linéaire. Alors que l’acteur s’apprête à s’asseoir sur une chaise pour siroter son verre de vin, il se relève, augmente le son, le baisse, puis recommence plusieurs fois le même geste de boire parce que le disque est rayé avant de tout reprendre à l’envers, tandis que le morceau joué et chanté est lui aussi interprété à l’envers. Qui de l’acteur, du disque ou des instruments entraîne les autres, c’est ce qui ne peut être déterminé avec certitude. Tous en revanche fonctionnent parfaitement au diapason, entièrement asservis à la musique tantôt réglée tantôt déréglée. La pantomime musicale produit un effet comique puissant, à la Charlie Chaplin, qui instaure avec le public un rapport de complicité fondé sur une attention vive aux moindres détails, qui place dans un état d’alerte joyeuse.
Sans transition, un mur explose. Lionel Dray, lui aussi familier d’Achache et Creuzevault, lui aussi mémorable, se tient assis dans sa cuisine, en survêtement et chaussures du XVIIe siècle. Il fait voler en éclat les parois de sa maison, bientôt rejoint par Sarah Le Picard. Les murs de pierres blanches explosent en miettes de polystyrène, et cette destruction qui arrive si tôt, encore inexpliquée, est jouissive. Le couple parle tout en détruisant et l’intensité émotionnelle de leurs mots est soutenue par la musique, qui souligne, surligne, et tente de transformer en aria d’opéra la querelle domestique prosaïque. Alors que Lionel Dray fait la vaisselle avec des gants en plastique roses, Sarah Le Picard lui annonce qu’elle le quitte. La tempête est immédiate, le bouleversement tel que les deux personnages se mettent à faire l’amour de manière désespérée, toujours redoublés du point de vue sonore par les musiciens qui délaissent leurs instruments pour achever de démanteler la maison, d’en abattre les derniers murs et d’en retirer les portants.
Les tenants et aboutissants de la séparation ne sont pas parfaitement clairs – elle lui reproche de ne pas écrire de poèmes sur des tickets de métro, il laisse entendre qu’il l’a surprise avec un autre… –, mais Achache nous oblige à renoncer à tout repère narratif pour nous laisser entraîner, après la scène inaugurale, de la séparation du couple dans la cuisine à une espèce de sanatorium où se retrouvent la femme et Léo-Antonin Lutinier en patients d’une cure qui consiste à se noyer dans ses larmes pour se purger de sa peine, tandis que l’homme du couple continue de philosopher à coup de marteau comme disait Nietzsche, à détruire le monde entier après sa maison et à en inverser radicalement les valeurs pour l’accorder à l’immensité de sa peine.
La logique absurde de ces enchaînements est elle-même mise en défaut lorsqu’un panneau brandi une demi-heure après le début du spectacle annonce : « Chapitre 1. Tristan et Yseult ». Les deux patients du sanatorium joueront dès lors des bribes du mythe médiéval, sous le regard tantôt menaçant tantôt dépité de l’homme délaissé. À côté d’eux, la maison continue d’être désossée et les musiciens quittent à chaque instant plus leur rôle bien clairement assigné et leurs costumes de concert pour débarrasser les gravats, bruiter des actions ou donner la réplique aux acteurs, devenant eux-mêmes acteurs. Léo-Antonin Lutinier chante de plus en plus quant à lui, de sa voix de contre-ténor, la bouche pleine d’eau, au creux d’un piano, ou les pieds en l’air. Sarah Le Picard elle aussi se mettra à chanter avec l’autre Yseult de l’histoire, Yseult la Blonde qu’interprète la chanteuse Agathe Peyrat, et toutes deux diront leur peine autour du corps mort de Tristan.
À chaque instant plus, la grande complicité de cette équipe qui a l’habitude de passer de la musique au théâtre et d’un registre à l’autre se manifeste et découvre un terrain de théâtralité peu exploré alors qu’extrêmement riche. Les fulgurances, lyriques ou comiques, se multiplient, très certainement tissées souterrainement par les lieds de Schumann – présenté à la place qui revient généralement aux auteurs dans le programme de salle du spectacle – et par des récits qui nous échappent. Ce qui nous parvient, c’est la surface brillante de cette dramaturgie née de la musique et de l’improvisation, ce sont les affects qu’elle sollicite chez les acteurs puis chez les spectateurs, menés par le bout du nez de l’un à l’autre, embarqués ici ou là sans noyade, allègrement pris dans cette tempête qu’on traverse en se racontant nos propres histoires.
Dire de Sans tambour que c’est le récit d’une rupture amoureuse, d’un effondrement qui paraît au départ insurmontable mais qui finit par être surmonté, serait réducteur. Y coller les étiquettes « théâtre musical » et « théâtre comique » en dirait moins encore. Souligner la polyvalence des artistes réunis, acteurs-chanteurs-musiciens tout ensemble, reviendrait à se réfugier dans l’éloge de la virtuosité. Déplorer le caractère antiécologique de cette mise en scène entièrement détruite, qui chaque soir exige quantité de polystyrène et grandes bâches en plastique condamnerait à l’aigreur. Décrire la traversée d’un mur, une robe de mariée qui fond, un piano qui tombe, un jeu de cache-cache nus, une flamme qui ne s’allume pas à cause du vent joueur ne servirait qu’à consigner le souvenir de scènes profondément comiques, sans parvenir à en restituer le sel. Alors que dire de Sans tambour ? Qu’Achache met le récit et avec lui le discours en échec pour mieux toucher, que ce spectacle remplit d’émotions contraires sans que l’on sache bien comment ni pourquoi, et que c’est ce qui en fait précisément le charme et la beauté.
F.
Pour en savoir plus sur « Sans tambour », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.