« Le Joueur » de Dostoïevski – à l’épreuve du hasard et du chaos

Le Joueur est le roman par lequel on invite à découvrir Dostoïevski. Sans doute parce qu’il n’a pas l’ampleur de ses grands romans – Crime et châtiment, L’Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov –, sans avoir pour autant le caractère confidentiel de ses longues nouvelles – Les Nuits blanches, La Douce ou Le Rêve d’un homme ridicule. Son format correspond à celui des Carnets du sous-sol, œuvre avec laquelle il présente beaucoup de points communs. Par rapport à cette dernière œuvre, le titre annonce d’emblée le thème développé, celui du jeu, un thème classique de la littérature russe, développé par Pouchkine, Lermontov et Gogol, et repris après Dostoïevski par Zweig dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Ce sujet permet à Dostoïevski de reconduire plusieurs de ses obsessions et de reprendre certains des schémas narratifs qui unissent ses œuvres entre elles. Mais ce roman écrit dans l’urgence exacerbe surtout ses manies d’écriture, et tout particulièrement le désordre de ses narrations – désordre qui atteint ici un niveau inégalé.

L’histoire de l’écriture de ce roman est elle-même romanesque. En1866, Dostoïevski, qui a été un joueur compulsif pendant près de dix ans après sa sortie du bagne, s’est fait connaître du monde littéraire grâce à plusieurs textes (Les Pauvres Gens, Le Double, Humiliés et offensés, Les Carnets du sous-sol…). Alors qu’il est pleinement engagé dans l’écriture de Crime et châtiment, il se trouve acculé par un éditeur intransigeant, qui lui demande de lui fournir un texte publiable en un mois, sans quoi, il s’octroie le droit de publier tout ce qu’il écrira sans son avis et sans lui verser de gratification. Dostoïevski met alors de côté son premier grand roman et s’attaque à une œuvre dont le plan est déjà prêt, et qu’il entreprend de dicter à une sténographe, Anna Grigorievna Snitkina, qui deviendra sa femme et qui passera ensuite 14 ans à sténographier toutes ses œuvres. Au bout de 27 jours de collaboration, tous deux parviennent à remettre un manuscrit à l’éditeur : celui du Joueur.

Les conditions extrêmes de l’écriture de cette œuvre sont à l’image du thème qu’elle aborde : Dostoïevski joue avec elle sa liberté artistique, comme son personnage, Alexeï Ivanovitch, joue sa vie à la roulette, en risquant à chaque coup de gagner ou de tout perdre. Mais dire que Le Joueur est l’histoire d’un précepteur qui séjourne avec une famille russe en Allemagne, dans la bien nommée Roulettenbourg, célèbre pour ses thermes mais aussi pour son casino, c’est déjà contrevenir au désordre incroyable dans lequel plonge Dostoïevski dès la première page, et même dès la première phrase : « Enfin me voilà rentré après ces deux semaines d’absence ».

On ne saura jamais rien de ces deux semaines d’absence, et on mettra plusieurs chapitres à situer précisément le personnage, qui prend lui-même en charge la narration, par rapport au général dont il relève, à Polina, à l’Anglais Mr Astley, au Français des Grieux, à Mademoiselle Blanche et sa mère, et à la fameuse grand-mère dont tout le monde attend la mort et l’héritage. Alexeï Ivanovitch n’est pas un observateur de choix pour rendre compte des relations qui unissent tous ces personnages. Il n’est que le réceptacle de quantités de rumeurs qu’il n’est pas capable de déchiffrer, qui laissent entre des liens d’amour et d’argent, et parfois des projets de mariage. Mariages tous suspendus à l’argent, clé de voûte de toute interaction, car, comme le pressent Alexeï Ivanovitch, il a la capacité de grandir ou de sauver, il rend toute chose possible. Alors il n’est qu’à attendre un héritage ou tenter sa chance au jeu.

Mais le jeu est réservé à des personnes comme Alexeï Ivanovitch, qui mettent de côté toute forme de morale quand elles entrent dans la salle du casino. Lui l’affirme d’emblée : lorsqu’il est question de jeu, il n’est pas question de morale. Cette façon de s’extraire des conventions rappelle l’homme du sous-sol. Comme lui, Alexeï Ivanovitch contrevient avec une joie méchante à toute bienséance par quantités de provocations et d’insolences, blessé d’être considéré comme « un zéro », un ver de terre par ceux qui l’entourent. Entre subalterne et intime de la famille, le précepteur, à défaut d’avoir des réponses à toutes les questions qu’il se pose et qu’il nous pose, questions qui épaississent à chaque instant le mystère de sa narration, prend donc un malin plaisir à se faire remarquer à la moindre occasion par ses bavardages et ses potacheries, et même à s’humilier devant le général ou Polina pour les pousser dans leurs retranchements et les révéler tels qu’ils sont vraiment – ou tels qu’il croit qu’ils sont vraiment.

Le roman n’est donc composé que d’une série de crises, jamais mises à distances par des chapitres qui attribueraient une généalogie à des personnages ou à leurs relations, comme dans les grands romans. Tout passe par le point de vue inquiet d’Alexeï Ivanovitch qui ne comprend rien à ce qui se passe, qui ne cesse de le répéter et qui en même temps contribue au désordre ambiant par les rôles de médiateur ou de sauveur qu’il s’attribue. Sans que l’on sache bien pour quelle raison, ni nous ni lui, il se dit prêt à jouer pour Polina, par amour pour elle – un amour profondément malsain et destructeur. Il se retrouve ensuite au cœur de l’intrigue lorsque la grand-mère que tout le monde espérait aux abois surgit soudain et le fait son conseiller lorsqu’elle entreprend de jouer sa fortune – jusqu’à la ruine. Cette position oblige ceux qui le méprisent, notamment le général et des Grieux, à se confier à lui et à le supplier d’éviter la perte de toute la famille, retournement du rapport de force initial qui le fait jouir de plaisir.

Les chapitres sont ainsi rythmés par les allers-retours entre l’hôtel qui les réunit tous, à l’exception de l’Anglais, où se tiennent constamment des conciliabules de la plus haute importance, et la salle de jeu, décrite comme un lieu vulgaire, envahi par l’argent sale et les âmes perdues. Quelques parties seulement sont décrites : celles de la grand-mère et celles d’Alexeï Ivanovitch, qu’il joue pour une autre ou pour lui-même à la fin. Ces parties sont limpides. Les règles rapidement rappelées – le zéro qui multiplie par 35, le rouge et le noir, passe et impair –, les tours sont restitués dans le détail ou dans les grands mouvements de gains ou de pertes. On partage ainsi à chaque tour de roulette les espoirs et désespoirs des joueurs, tout en se doutant bien que cela finira mal – même si Alexeï Ivanovitch repart avec des milliers (mais de quoi ? les noms de valeurs se démultiplient entre les différentes monnaies européennes brassées sur les tables de jeu et les distinction entre centimes et unités pour chacune d’elles) et qu’il trouve le courage de quitter la ville… pour aller se ruiner à Paris avec la cupide Mademoiselle Blanche.

L’histoire que relate Dostoïevski est celle d’un joueur qui se révèle à lui-même, d’un individu qui perd ce qu’il croyait être sa passion – celle de l’amour, pour Polina – pour une autre – celle du jeu, et non de l’argent. Progressivement, sa fascination pour le jeu l’emporte sur ses sentiments, ce n’est plus de la femme qu’il croit aimer, qu’il rêve, mais de la roulette. Et quand il fait fortune, il ne sait plus bien pourquoi il était prêt à se tuer pour Polina, à s’humilier à l’excès, à se prêter à toutes les frasques possibles pour la conquérir. Ainsi, quand Polina lui jette son argent au visage, cette humiliation ultime est aussitôt annulée par les liasses de billets qu’il a devant lui.

Si les autres personnages ne tentent pas leur chance à la roulette, le jeu agit malgré tout comme un révélateur, au sens chimique du terme : sa possibilité d’octroyer de l’argent sans trop d’efforts ébranle l’ordre de la société et révèle les personnalités profondes sous le masque des conventions. Pour Dostoïevski, cette activité prend la forme d’un laboratoire permettant d’éprouver les passions humaines qu’il sonde dans des situations extrêmes dans ses autres œuvres (mariages, duels ou crimes). Le jeu le fait cependant sortir de sa zone d’expertise en l’entraînant sur un terrain non plus seulement russe mais européen, ce qui l’amène à quantité de considérations nationalistes sur les rapports à la bienséance, à l’argent, à la passion ou au jeu des Russes, des Allemands, des Anglais ou des Français – Français à l’égard desquels, au travers du personnage de des Grieux, il exprime une haine abyssale, qu’il a déjà développée dans ses Notes d’hiver sur impressions d’été.

Le jeu a également la vertu de mettre à mal tout ordre logique, cet ordre que Dostoïevski conspuait et considérait avec mépris comme proprement européen. La loi du hasard qui fait toute la puissance de la roulette semble octroyer la possibilité de décrire des passions absolument déraisonnées, mais aussi de mettre en œuvre une narration chaotique. Aveuglés par l’entremêlement des faits et le point de vue confus d’Alexeï Ivanovitch dont on dépend entièrement, on ne déchiffre que péniblement qui est qui, qui est qui pour qui, et qui fait quoi pour qui. Cette impression extraordinaire d’incompréhension transcende la matière narrative proprement dite – qui ne tiendrait qu’en quelques pages si on la remettait à plat – et produit un vertige immense, semblable à celui du joueur qui ne peut s’empêcher de continuer de miser, quel que soit le résultat de sa mise : on croit comprendre quelque chose, on butte sur une autre, mais on continue d’avancer plutôt que de retourner en arrière, dans l’espoir d’un éclaircissement net – une victoire, un gain ! – qui jamais ne vient, et qui oblige à poursuivre en comprenant de biais, à demi-mots, alors que les choses ne cessent de se complexifier.

Le seul moyen de dominer un peu ce tourbillon – ce qui n’arrive jamais au jeu, car assister de loin aux parties n’épargne pas des passions et ne rend pas plus maître du hasard, comme en témoignent plusieurs personnages – est de relire l’œuvre du début pour prendre la mesure de l’orchestration fascinante de ce désordre, de cette prouesse si caractéristique de l’art de Dostoïevski, qui ne cherche pas à bien dire, à bien raconter, mais qui de cette manière nous met au diapason des émotions de ses personnages, les plus triviales et les plus contradictoires. En travaillant nos impressions, nos intuitions, en mettant notre compréhension à l’épreuve, il nous prive de surplomb et nous place dans un état d’alerte qui engloutit dans son récit. Si l’impression est familière des lecteurs de Dostoïevski, elle est décuplée ici, par rapport à ses grands romans, par une fulgurance étourdissante qui laisse pendant un temps incapable de dire quoi que ce soit de cette lecture !

F.

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