Le Théâtre Public de Montreuil inaugure sa saison avec le spectacle d’un de ses artistes associés, Baptiste Amann, créé cet été au Festival d’Avignon, à Vedène. Lieux communs est présenté comme un thriller, une pièce « puzzle » de deux heures trente construite autour d’un fait divers. Les termes choisis mettent en valeur le travail d’écriture de Baptiste Amann, dont le texte est publié chez Actes Sud. Le spectacle manifeste de fait une certaine virtuosité dans la dramaturgie et une certaine maîtrise des moyens scéniques. Mais derrière l’apparence bien huilée et non polémique du spectacle, se tisse en sous-main un propos extrêmement problématique.
En amont du spectacle, une personne non identifiée se poste en bordure du plateau pour exprimer le soutien qu’apporte l’équipe artistique du lieu à des revendications concernant le théâtre public. Le propos n’est pas tout à fait clair et on réalise que l’on ne sait rien de ces revendications, d’un éventuel mouvement qui serait porté par le TPM. Un texte projeté nous détourne de cette réalité et instaure un pacte ludique avec le public en annonçant la reconstitution authentique de faits fictifs, dialectique surlignée par plusieurs phrases et reconduite par une définition de l’art théâtral, qui fait jouer par des personnes bien réelles des événements fictifs. Quand le spectacle commence ensuite pour de bon avec une scène qui se déroule en coulisses quelques minutes avant le début d’un spectacle, début retardé par des mouvements de protestations et par une prise de parole des contestataires, on comprend que l’allocution initiale était fictive, derrière ses allures authentiques.
Baptiste Amann se délecte de ce jeu de mise en abyme et étire la situation en nous donnant à voir, à l’orée de son spectacle, une metteuse en scène qui rassure et motive ses équipes quelques minutes avant le début d’une représentation, alors que les acteurs et les actrices sont en partie costumés et que les régisseurs sont sur le qui-vive. Leur plateau se situe au fond du plateau que l’on regarde, et quand le rideau s’ouvrira, les personnes qui monteront dessus nous tourneront le dos pour s’adresser à une salle invisible, mais qu’on imagine grâce à notre reflet dans les vitres de la scénographie. Le dispositif d’ensemble fonctionne, mais l’écriture se contemple un peu dans la bouche de la metteuse en scène Caroline – jouée par Caroline Menon-Bertheux, autre source de confusion entre fiction et réalité –, elle n’apparaît pas comme un levier pour le jeu et se manifeste elle-même plutôt que le personnage auquel elle est supposée donner corps. Le discours sert néanmoins à poser des jalons pour la suite : on comprend que le spectacle fait l’objet d’une polémique dont les termes ne sont pas encore tous explicites, qu’il est question d’un homme qui a été condamné, qui a écrit de la poésie en prison et dont la culpabilité est mise en doute.
Une transition musicale fait passer sur un plateau télévisé qui réunit des intellectuels, un spécialiste de Soulages et un physicien qui exposent leurs théories de manière très alambiquée à un animateur tantôt réjoui tantôt plongé dans l’incompréhension, jusqu’à ce qu’il annonce l’arrivée d’une réalisatrice lesbienne et gitane à qui l’on propose de faire une vidéo TikTok juste avant l’émission. Noir, transition musicale et nous voilà transportés en 2007 dans un commissariat, où se déroule l’interrogatoire d’un homme qui aurait appelé la police car la femme avec qui il passait la soirée est tombée du balcon de l’appartement où ils se trouvaient. Le policier qui l’interroge lit cependant un rapport médical accablant qui laisse peu de doute sur le fait que l’homme l’a tuée avant de la balancer par la fenêtre. Une nouvelle interruption introduit la dernière situation, datée de 2019. Cette fois, un restaurateur accueille une apprentie et lui expose les techniques nécessaires pour ôter du vernis ou tester l’acidité d’une toile, avant de lui faire le récit d’une œuvre mythique plusieurs fois abîmée, celle d’Ilia Répine qui représente Ivan le Terrible tuant son fils.
Après la première scène, les dialogues se mettent au service des acteurs et actrices et font varier les registres – comique sur le plateau télévisé, dramatique pendant l’interrogatoire, presque épique dans l’atelier du restaurateur intarissable. Comme les transitions musicales, très étirées alors que les besoins du plateau ne l’exigent pas, chaque scène paraît un peu longue et prétexte à dispenser des leçons d’histoire de l’art, de physique ou de musique (sur l’Ivan le Terrible de Prokofiev), leçons aussi érudites que complaisantes, quoique cette complaisance soit plutôt maîtrisée. Les qualités de l’écriture de Baptiste Amann se révèlent surtout dans le travail de tissage des différentes situations, qui se nouent progressivement en tresse. Son art réside dans la dissémination des informations, le retardement des explications qui permettent de lier telle et telle situation, ou tel et telle personnage. Les plans qui s’enchaînent de manière indépendante au départ se rencontrent progressivement, jusqu’à s’entrecroiser réplique par réplique. La dynamique de l’enquête mise en place est efficace, elle assure suspens et rythme et suscite l’envie de reconstituer le fameux puzzle. Quant aux références apparemment extérieures au nœud central, elles viennent le nourrir et lui donner une ampleur peut-être moins empruntée au modèle romanesque qu’à celui des séries, modèle qu’évoque aussi le style de jeu et le dispositif scénique sur deux étages qui permet de distinguer différents espaces mais aussi de les superposer.
Tout cela fonctionne donc plutôt bien et pourrait être assez réjouissant si le propos qui s’élabore de scène en scène ne se révélait pas problématique. Ce n’est sans doute pas un hasard si dans les textes dont il entoure le spectacle (texte de présentation, note d’intention, entretien…), Baptiste Amann ne précise jamais le « fait divers » dont il est question. Peut-être craint-il de subir comme Caroline, son personnage de metteuse en scène, les foudres des « anarcho-féministes », expression dont il gratifie la journaliste TikTok Charlotte dans l’épilogue. Et il y a de quoi : le fait divers dont il est question n’est pas anodin ; c’est d’un féminicide dont il s’agit. Le rapport de l’autopsie ne laisse aucun doute sur ce qu’a subi la victime avant d’être balancée par-dessus le balcon : rapport sexuel violent, coups multiples qui dénoncent une lutte corps à corps et strangulation. Tous ces détails sont livrés dès la troisième scène et congédient toute forme de doute sur ce qui s’est passé, même si les méthodes du policier qui interroge le principal suspect sont franchement contestables.
À partir de ces données qui paraissent indiscutables, Baptiste Amann essaie d’ébranler nos convictions et nous amener à nous demander si le suspect, inculpé par la justice, est vraiment coupable – sans jamais introduire d’autre suspect dans la partie qu’il orchestre. La justice a tranché, en se fondant très certainement sur les relevés ADN que l’on voit effectués sur Issa Comparé à la fin du premier interrogatoire, mais Amann nous demande, à travers le personnage d’Indra (la réalisatrice lesbienne gitane) à de la nuance et de la complexité, à de l’intersectionnalité – car l’inculpé est racisé et que la victime est la fille d’une figure éminente de l’extrême droite. La justice qui parfois se trompe a tranché, mais Amann nous invite à nous questionner sur le rôle du policier qui a interrogé l’accusé et obtenu de lui des aveux, ce policier que sa fille croit le meilleur papa du monde mais qui est sans doute raciste et en tout cas capable d’une violence insupportable avec Issa. La justice a tranché mais Farah, la sœur de l’accusé, relate la longue généalogie de la violence dont découle peut-être le geste de l’accusé par le récit des coups subis par leur père. La justice a tranché, mais Amann veut nous faire oublier l’expertise médico-légale accablante, et avec lui, la victime.
Baptiste Amann veut qu’on se débarrasse de nos préjugés, nos lieux communs. D’accord, oui. En plus d’être salutaire, c’est a priori un bon moteur dramaturgique. Mais pourquoi choisir pour ce faire un féminicide, alors que le champ de la fiction lui laissait la possibilité de prendre un meurtre moins politiquement chargé, comme celui d’un père par son fils par exemple, comme celui représenté par la toile que Pascal restaure et celui qu’a failli commettre l’inculpé à l’encontre de son père ? Pourquoi nous demander d’envisager comme une victime celui qui semble avoir tué une femme comme un sauvage ? car rien, absolument rien dans le texte, ne suggère le contraire, ou un autre coupable. Pourquoi convoquer des circonstances atténuantes qui désignent la violence systémique du patriarcat dont découle ce meurtre sans la dénoncer ? Cette œuvre rappelle le livre de Pascale Robert-Diart sorti il y a deux ans, La Petite Menteuse, qui relate le procès d’une jeune femme qui se dédie de son accusation à l’encontre d’un homme condamné pour viol. L’autrice suggère que son mensonge est la conséquence d’autres violences qu’elle a subies par ailleurs, mais plutôt que d’exposer le principe de continuum des violences sexuelles, elle accuse son personnage d’avoir embrassé le rôle de la victime et finit par l’insulter.
Ce roman comme ce spectacle de Baptiste Amann desservent une cause qui peine à s’imposer, font faire trois pas en arrière quand la société paraît enfin faire laborieusement un pas en avant. Est-il vraiment nécessaire aujourd’hui de mettre en doute la parole des victimes, rarement prises au sérieux ? de solliciter de la pitié pour les meurtriers ? – car encore une fois, Amann ne livre aucune donnée permettant de douter sérieusement de la culpabilité d’Issa Comparé après le rapport médical accablant et la décision de justice. C’est comme clamer #notallmen alors que se déroule le procès Mazan, qui démontre de manière aussi effroyable que magistrale que #notallmen mais always men et même tout types d’hommes. Ces revendications paraissent hors de propos et vont à l’encontre du changement de paradigme qu’exige la reconnaissance des violences sexistes et sexuelles et la remise en cause profonde de nos modes de pensée et de nos comportements. Faut-il de la nuance, de la complexité, de l’ambivalence – par ailleurs salutaires, nécessaires, constructives dans quantité de domaines – ou de la radicalité sur ce sujet ? Le spectacle fait prendre le parti de Charlotte, la journaliste qui refuse les explications embarrassées d’Indra quand elle prend la défense de Caroline. Mais Amann, bien loin de soutenir ce personnage, le congédie avec dérision dans son épilogue et laisse plutôt le dernier mot à son double, la metteuse en scène, qui convoque « l’évidence de l’innocence » et se demande s’il ne faut pas prendre le parti de la poésie – et donc celui de l’accusé – plutôt que de se laisser engloutir par le déferlement de l’actualité et la cruauté des faits.
Pour dénoncer la polarisation de notre époque, les ravages des amalgames et stigmatisations, des raccourcis systématiques, des dispositifs d’assignation, comme il dit vouloir le faire dans sa note d’intention, pour nous interroger sur notre rapport à la vérité en exposant un problème sur lequel il ne veut « surtout pas apporter de réponse claire et définitive », des personnages qu’il ne veut jamais juger, l’artiste aurait pu choisir quantité de faits divers. Mais il a préféré embrasser les polémiques de notre époque – les violences faites aux femmes, la montée de l’extrême droite et le racisme qu’elle libère, les débats sur la liberté d’expression que soulève l’art quand il est confronté au militantisme… –, moins pour débusquer l’origine de ces facilités de raisonnement qui font l’économie de la pensée que pour tenter de saisir quelque chose de notre présent, sans doute – mais de manière hélas fort peu nuancée et complexe. Mais pire encore, l’incertitude qu’il veut engendrer n’est pas formatrice ici, elle ne fait pas grandir. En appeler à la « submersion poétique » alors qu’il est question d’un féminicide paraît juste réactionnaire et à contre-courant de notre temps.
F.
Pour en savoir plus sur Lieux communs, rendez-vous sur le site du Théâtre Public de Montreuil.