« La Septième » de Marie-Christine Soma au T2G – odyssée philosophique d’un Ulysse immortel

Au T2G, est repris pour quelques dates un spectacle créé en novembre 2020 mais empêché par le covid, qui n’a commencé pour de bon sa tournée qu’en 2022. La Septième, de Marie-Christine Soma, est l’adaptation du dernier roman du même titre d’un recueil intitulé 7, écrit par le philosophe Tristan Garcia. Le destin du spectacle, qui a survécu à la pandémie et continue d’être programmé malgré les lois du marché du spectacle vivant qui réclament la nouveauté, imite en quelques sortes celui du personnage du roman : « la septième » désigne la dernière vie d’un être qui, réactivant la croyance selon laquelle les chats auraient plusieurs vies, ressuscite plusieurs fois. Ce récit des différentes existences d’un homme immortel est porté pendant deux heures vingt de spectacle par Pierre-François Garel qui, seul sur scène, parvient à embarquer dans une aventure philosophique.

Marie-Christine Soma est créatrice lumière, avant d’être metteuse en scène – chronologiquement et quantitativement. Son adaptation des Vagues de Virginia Woolf il y a quelques années est cependant restée suffisamment mémorable pour servir d’aune à toutes celles venues après. Ce spectacle revient d’autant plus en mémoire, au moment d’aborder La Septième, qu’il présente certains points communs avec celui de Tristan Garcia : il rend compte de la vie de six personnages tissée autour d’un septième absent, à partir de neuf moments de leur parcours de l’enfance à la vieillesse. Ici, il est question de l’adaptation d’un roman composé de sept parties qui relatent les sept vies d’un même personnage, mais qui pourraient bien se lire comme les sept étapes de vie d’un même être qui meurt peut-être plus symboliquement que réellement avant d’être animé par de nouvelles ambitions – impression qui s’installe de plus en plus fermement de récit en récit, nourrie par un certain flou sur l’âge des protagonistes au cours de plusieurs scènes.

Mais revenons-en au début : Marie-Christine Soma est avant tout créatrice lumière, donc, et nous accueille dans la pénombre. La scénographie de Mathieu Lorry Dupuy est presque inaccessible au regard, on distingue simplement un espace assez restreint dont l’objet le plus remarquable est un poste de télévision posé au sol, qui ramène quelques décennies en arrière. Arrive un homme dans une cape de pluie orange vif, dont les mots se détachent distinctement, d’une façon presque maniérée qui heurte l’oreille. Les coordonnées de son récit sont en outre troubles : il est question d’un enfant, mais qui conduit et fume… On peine un peu à suivre et se dit qu’il s’agit sans doute d’un récit de rêve, sans que la scénographie aide à s’y retrouver, n’offrant que peu de prises. Elle est clairement circonscrite sur le vaste plateau par un sol de vitres, un écran en fond côté jardin, au-devant duquel se trouvent un haut fauteuil de bureau, une petite table encombrée dont les objets restent pour le moment indistincts, puis par le poste de télévision, un matelas roulé sur lui-même, un poste de radio tout aussi vintage, et à cour, des cartons entassés derrière une vitre translucide qui se dresse en bordure du plateau, proche du public.

On comprend assez vite que le spectacle, quoique long, entreprend de relever le défi de l’adaptation d’un texte de près de 300 pages grâce à un unique acteur sur scène, dans un espace extrêmement dépouillé. Revient à Pierre-François Garel autant qu’au texte – mais à eux seuls – de nous saisir. Les règles du jeu sont d’emblée posées et invitent à renoncer à une expérience bouleversante du point de vue scénique. Les craintes que suscitent les premières phrases, les repères flous qu’elles imposent et le jeu trop stylisé qui les porte, se dissipent cependant. Garel nous convie progressivement dans le récit après l’incipit en relatant l’histoire d’un enfant dont certains détails retiennent l’attention, sans que l’on sache bien pourquoi, jusqu’à ce qu’ils prennent sens grâce à un épisode décisif au cours duquel cet enfant qui saigne constamment du nez rencontre un médecin. Cette  scène n’est pas relatée, mais projetée sur écran, jouée par Vladislav Galard et Gaël Raës, et introduit un drôle de médecin qui fume et boit des bières et propose à l’enfant de croire au fait qu’il est immortel et qu’il va avoir plusieurs vies.

La longue première partie relate ensuite la vie ordinaire de cet être exceptionnel, ses rendez-vous réguliers avec le faux médecin Fran, sa rencontre avec Hardy, sa trajectoire banale prise entre sa carrière, sa vie à l’étranger et ses enfants, jusqu’au cancer d’Hardy. La pensée de son éventuelle immortalité ne le quitte pas, il voudrait parfois mettre la vie au défi pour la tester, mais il s’en tient à une vie conventionnelle. Le jour où il meurt, le récit prend cependant une autre dimension : le narrateur reprend du début et relate que dès sa naissance, il se souvient de tout, qu’il a conservé la mémoire intacte de sa première vie qu’il s’apprête à retraverser entièrement. La réincarnation ne se double pas d’un effet papillon : le savoir acquis dans la première vie et sa connaissance des événements à venir ont beau altérer sa perception des événements, et donc son comportement, l’ordre fondamental des choses ne change pas, l’ordre extérieur du monde, mais aussi l’ordre intime, marqué par la présence invariable de Fran et Hardy dans ses vies (les enfants qu’il aura changent cependant, mais la modification de cette donnée ne paraît pas l’affecter outre mesure, ce qui apparaît comme un impensé dans ce roman).

Riche de tout ce qu’il a appris lors de sa première vie, le personnage entreprend une carrière précoce dans la médecine avec l’espoir de sauver Hardy de son cancer. Mais en plus du fait que son succès professionnel prend une place excessive dans leur relation et empêche son plein épanouissement, Hardy n’est pas malade, dans cette deuxième vie. Dans la troisième vie, annoncée comme toutes les autres par la projection d’un chiffre sur le poste de télévision qui scande les parties du spectacle et permet d’en mesurer le rythme et la progression, le contexte temporel dans lequel les personnages vivent, sans être tout à fait ancré, gagne en importance. Un contexte de crises multiples qui renvoie à notre époque et qui pousse le personnage à prendre cette fois le parti de la révolution politique avec Fran et Hardy, à qui il a révélé son immortalité et avec qui il a constaté que si les relations humaines se réajustent d’une vie à l’autre, par effet de vases communicants, l’ordre du monde, lui, reste inchangé – à moins peut-être de s’y atteler frontalement.

Lors de sa quatrième vie, le personnage fait l’expérience d’un mysticisme qui l’apparente au Vernon Subutex du troisième volet de la trilogie de Virginie Despentes. Désabusé par sa tentative de révolution avortée, il tient des discours prémonitoires qui lui attirent une communauté de fidèles. Un échelon de plus est gravi dans le désinvestissement personnel dans la cinquième vie : désormais nouveau Stavroguine, le personnage pousse à l’extrême l’expérience du cynisme en s’adonnant au culte de l’argent, à  la spéculation et à la débauche sentimentale, frappé par un ennui qui le mène au crime. Dans cette vie-là encore, il croise le chemin d’Hardy, mais ils s’abîment encore un peu plus l’un l’autre dans le rejeu de leur relation. La sixième vie est abordée avec le désir de revivre la première – qui était finalement la meilleure, malgré les doutes, l’incertitude, les inquiétudes quotidiennes, ou peut-être précisément grâce à tout cela. Mais le poids de la mémoire des vies antérieures est insupportable, et le personnage cherche à s’en délester par l’écriture. La dernière est marquée par la rage de ne plus être immortel, ce que lui apprend le fait qu’il ne saigne pas à sept ans – métaphore qui renvoie dès le départ aux règles des femmes, et cette fois à la ménopause. Pris de panique à l’idée d’être désormais mortel, le personnage voudrait griller toutes les étapes qu’il connaît, rattraper le temps perdu avec Hardy, mais il rate tout en allant trop vite et mène une vie solitaire et marginale qui donne in extremis sens au parti pris du seul en scène.

L’ensemble de ces vies se déplie et se déploie à la faveur du jeu de Garel, parfois soutenu par des incursions vidéo qui donnent à voir Fran, mais aussi Hardy, incarnée par Mélodie Richard – une Mélodie Richard qui paraît extraordinairement jeune, au point qu’on croit qu’il s’agit d’une petite sœur, d’un double aussi éthéré et solaire qu’elle. Ce point d’achoppement de la perception, redoublé par le souvenir des Émigrants de Lupa qui réunissait il y a quelques mois les mêmes Mélodie Richard et Pierre-François Garel, est partiellement résolu par la feuille de salle, qui indique que c’est bien elle, sans doute il y a quatre ans ou plus, identique à elle-même et méconnaissable.

La vidéo mise à part, les quelques accessoires – fauteuil, matelas, vitre, cahiers, costumes, travail discret des lumières qui se reflètent dans les vitres ou soulignent le vide qui entoure le plateau… – servent à peine de support au jeu. Il faut du temps, pour que le corps de l’acteur transpire, soit entaché, que la scénographie évolue, restructurée par une grande bâche qui donne du relief au sol, ou recouverte de journaux, cassettes et CDs balancés dans un geste désespéré, alors que l’acteur exprime l’exaspération du personnage à recommencer chaque fois – contrairement à l’acteur, qui lui fait totalement oublier ce travail d’inlassable reprise, de renaissance, chaque jour de représentation. Ces quelques éléments ne contribuent jamais à constituer une image pour le public : on passe de la surfiguration à l’écran, à laquelle oblige l’image cinématographique, à l’absence presque totale de figuration. Le chalet d’enfance du personnage, la nature et les animaux qu’il retrouve chaque fois, le petit pont romain où il retrouve Fran n’existent que dans notre tête, par l’entremise d’une écriture très simple, d’une efficacité presque pauvre, mais qui permet à Pierre-François Garel de multiplier les nuances vocales grâce à un jeu physique, profondément expressif, qui sculpte toutes les émotions traversées par son personnage, le spectre extrêmement large qu’elles dessinent dans cette résurrection répétée six fois – sans que jamais l’acteur tombe dans une virtuosité excessive, par laquelle il s’imposerait au-devant du texte.

Plus encore que la narration elle-même, ce qui embarque dans cette épopée fantastique par l’entremise de l’acteur, ce sont toutes les questions philosophiques qu’elle nous adresse, au rythme du spectacle. Cette immortalité tant désirée – par Faust, par Dorian Gray, par le comte Fosca – se révèle une malédiction qui ôte tout goût à la vie, nourrit l’orgueil et l’ambition (du savoir ou de l’argent), biaise les rapports, charge d’une mémoire d’autant plus insupportable qu’elle ne sert pas de levier pour changer le monde. C’est parce qu’il est trop dur de revivre ce qui a déjà été vécu que Jésus n’est pas revenu sur Terre, nous dit Tristan Garcia, qui dialogue là avec la « Légende du Grand Inquisiteur » d’Ivan Karamazov. Le spectacle suscite quantité de réflexions sur nos vies, sur les accents de sens qu’on leur donne. Si la majorité d’entre nous vit probablement dans la quotidienneté de la première, on en vient à penser que les personnalités que l’on côtoie, qui s’engouffrent corps et âmes dans la science, la politique ou le cynisme en sont peut-être à leur deuxième, troisième ou quatrième vie. Le temps du spectacle, on réfléchit encore à nos relations, aux équilibres fragiles qui les rendent possibles et les menacent, aux critères de réussite par lesquelles on les méjuge, à l’éloge du modeste que fait en creux Tristan Garcia. Une fois la performance de l’acteur saluée, on repart non avec des images profondément imprégnées dans notre mémoire spectatrices, mais avec l’envie de poursuivre et d’approfondir toutes ces pistes de réflexion grâce à la lecture de ce texte que le théâtre nous découvre.

F.

 

Pour en savoir plus sur La Septième, rendez-vous sur le site du Théâtre de Gennevilliers.

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