« Les Vagues » Woolf/Soma

Analyse du passage à la scène du roman de Virginia Woolf, Les Vagues, par Marie-Christine Soma à la Colline, dans  le cadre de mon mémoire de M1 à Paris-Diderot sur l’adaptation de romans au théâtre.

 

Le roman de Virginia Woolf, Les Vagues, est constitué des monologues intérieurs de six personnages, rythmés par des passages en italique. Ces épisodes descriptifs, distincts par la typographie, saisissent des paysages marins, de l’aube au crépuscule. Leur récurrence à intervalles réguliers séquence le roman et marque, par analogie, une progression de la jeunesse à l’âge mûr. L’enjeu du roman est l’écriture de la perception du temps.

Dans ses romans, Virginia Woolf met à l’épreuve la narration traditionnelle, généralement prise en charge par un narrateur plus ou moins omniscient. Dans Les Vagues, les personnages sont eux-mêmes leurs propres narrateurs. En effet, alors que leurs monologues sont retranscrits au style direct, la voix qui les rapporte ne se fait jamais entendre. Ils sont introduits par l’incise neutre et inchangée « dit », suivie du prénom du personnage : « Je vois un anneau suspendu au-dessus de ma tête, dit Bernard. » Le passage d’une conscience à une autre est marqué par un saut de ligne et un tiret. Les épisodes en italique sont également caractérisés par leur neutralité. Ces peintures marines, comme on peut les qualifier, suivent la progression d’une journée, décomposée en neuf temps, qui distinguent les neuf parties du roman. Même si le point de vue est très marqué et personnalisé par l’usage important des métaphores, on ne discerne aucune trace d’énonciation :

La lumière frappa tour à tour les arbres du jardin, et les feuilles devenues transparentes s’éclairèrent l’une après l’autre. Un oiseau gazouilla, très haut ; il y eut un silence ; plus bas, un autre oiseau reprit le même chant. Le soleil rendit aux murs leur arrêtes tranchantes, le bout de l’éventail du soleil s’appuya contre un store blanc ; le doigt du soleil marqua d’ombres bleues un bouquet de feuilles près d’une fenêtre de chambre à coucher. Le store frémit doucement, mais tout dans la maison restait vague et sans substance. Au-dehors, les oiseaux chantaient leurs mélodies vides.

C’est à l’intérieur des monologues que l’on trouve les indications de temps (comme l’âge des personnages), de lieux, de déplacements ou de gestes. Sur le modèle du théâtre classique, on peut parler de didascalies internes, contenues dans le discours des personnages. Cela contribue à les rendre autonomes, libres de toute conscience totalisatrice – en apparence du moins. Chaque personnage, en position réflexive de dialogue avec soi-même, se dépeint lui-même et les autres en situation. Il est ainsi son propre narrateur, celui des autres, et de ce qu’il se passe. Néanmoins, il a beau être omniscient quant à ceux qui l’entourent il faut que le lecteur conjugue leurs différents points de vue pour réussir à les saisir tous ensemble. Cela implique des ellipses : le monologue intérieur étant toujours parallèle à l’action, elle n’a jamais véritablement lieu. Il n’y a donc pas de gestes, ni de dialogues, ni de paroles en temps réel – ce qui semble contradictoire avec les principes-mêmes du théâtre. Ce qui vient justifier un passage du texte à la scène est l’oralité des discours des six personnages, dont on a vu qu’ils constituaient la matière première du roman.

 

Les écueils à éviter dans le cadre d’une adaptation sont de faire des monologues des dialogues entre les personnages, avec des adresses, des jeux de regards. Cet écueil peut être motivé par les entrecroisements récurrents des monologues. A plusieurs reprises, les personnages semblent se répondre, alors que l’on reste dans le cadre d’un discours intérieur. A ce premier risque s’ajoute celui de mimer le propos avec une gestuelle, de lui donner corps, alors que l’action n’est que parallèle au discours. Le théâtre étant fait de dialogues et de jeux d’interactions, il semblait naturel de vouloir tendre vers cela. Néanmoins, ces deux écueils on été évités par M-C. Soma.

En effet, les comédiens s’efforcent de ne pas trop interagir, que ce soit par le regard ou physiquement. Pour le spectateur, cela contribue à les isoler, ce qui correspond à l’idée de solitude qui est prégnante dans l’œuvre de Woolf. Par leur discours et par leurs gestes, ils sont indépendants la plus grande partie du temps. Exception faite de la scène entre Bernard et Neville dans la troisième partie, l’action est presque réduite à néant au-delà de ce qui est contenu dans les discours. Cette disharmonie volontaire ramène bien au format du monologue.

La récitation constitue un autre écueil face à un tel texte. Puisque les personnages ne sont pas dans l’interaction sur scène, le metteur en scène aurait pu choisir de faire du public le destinataire de leurs discours. Ici, l’adresse au public est l’un des éléments déterminants du spectacle. L’avant-scène étant relativement étroite, le regard des comédiens est poussé vers l’avant. Néanmoins on ne peut pas parler de déclamation, dans la mesure où les auditeurs ne sont pas pris en compte, quels qu’ils soient. Une certaine confusion est entretenue par les comédiens, ils sont tantôt acteurs tantôt spectateurs les uns des autres. Alors que le public prend place, les comédiens sont présents sur scène : ils l’observent de la même façon qu’ils s’observent entre eux par la suite. Quand l’un d’entre eux prend la parole, les autres sont situés sur le côté, ou même au milieu du public. Ce retrait aux limites de la scène les préserve de toute forme d’interaction et contribue une nouvelle fois à isoler les figures, à tracer autour d’elles le cercle infranchissable de leur conscience. Dans ces cas-là, ils ne sont donc pas dans l’écoute d’un personnage qui s’adresse à eux. Ils sont dans la même position que les spectateurs qu’ils redoublent sur scène, c’est-à-dire qu’ils voient et écoutent une conscience qui se parle à elle-même.

La première chose à noter dans l’adaptation des Vagues par Marie-Christine Soma est que les marines, les tableaux qui marquent le passage d’une séquence à une autre dans le roman, sont évacuées dans le spectacle. Ce choix semble lié au fait que ce sont les seuls passages dans le livre dont on ne peut déterminer l’origine, la voix. La matière textuelle de l’adaptation est donc uniquement tirée des passages attribuables à des personnages (par les « dit Suzanne », « dit Rhoda »), qui constituent plus des trois quarts de l’œuvre. Or, ce sont ces épisodes en italique dans le texte qui marquent le plus explicitement le passage du temps, d’une époque à une autre dans la vie des personnages. Ce qui est donc en jeu dans cette adaptation est la figuration du passage du temps. Le théâtre, grâce à sa nature protéiforme, a plusieurs moyens de se substituer au texte. Marie-Christine Soma mobilise en effet aussi bien la lumière, que l’espace ou les comédiens pour exprimer cette progression.

 

–          La scénographie : le temps spatialisé

Très tôt dans le spectacle, il apparaît que le temps est spatialisé par la scénographie. Le plateau est divisé en plusieurs espaces qui ne communiquent pas tous entre eux. Ils sont séparés par une matière translucide qui tantôt laisse entrevoir ce qui est derrière, tantôt fait écran grâce à des effets de lumière, et réduit l’espace à l’avant-scène. Ce fond, par sa matière, renvoie à la conscience et à ses étagements, à la perception du temps. Ce qui se situe derrière le premier écran renvoie à un autre temps, que ce soit le futur ou le passé, ou encore un temps fantasmé. Les périodes sont nouées par les déplacements des comédiens, mais cet arrière-plan constitue aussi un espace d’immanence, de stabilité.

Dans la première partie, Rhoda évoque ses voiles, ses pétales blancs qu’elle fait naviguer dans un bassin. En même temps qu’elle dit ça, sont disposés au sol des petits bateaux blancs en papier qui dessinent le huit de l’infini. Ce chiffre réfère également à ses difficultés en mathématiques dont il est question dans la première partie. Ces petits bateaux ne bougeront pas de toute la représentation, ils resteront là comme une marque de l’enfance, plus ou moins mise en valeur. Dans le dernier tiers du spectacle, une lumière rouge vive qui remplit cet espace second les rappelle au souvenir du spectateur. Cette couleur évoque le soin que Rhoda avait de ne choisir que des voiles blanches pour ses bateaux, et non pas les voiles rouges. On verra par la suite que les figures qui apparaîtront et circuleront parmi ces espaces marqueront les différentes temporalités et la progression du temps dans le spectacle.

–          Distinguer les différentes époques

Comme dans l’œuvre de Woolf, le passage d’une période à une autre se fait sur le mode de la rupture, visuelle et sonore. Les changements de lumière brusques, employés à plusieurs reprises en sont la marque la plus évidente. La scène est soit plongée dans le noir, soit illuminée par un éclair de lumière. Ces effets sont assortis des déplacements des comédiens et des quelques objets. Ainsi, les comédiens se servent de deux tables et de quelques chaises pour structurer l’espace et lui donner différentes formes selon les périodes. Ainsi, dans la deuxième partie, lorsque les six personnages sont séparés entre la pension et le collège, les six chaises évoquent par leur disposition rapprochée et relativement régulière le train qui les y emmène. Cette disposition ne tarde pas à être rompue pour marquer les deux lieux différents, le collège des filles et celui des garçons, mais ce changement qui n’est pas accompagné par un effet lumineux, il reste fluide : il s’agit bien de la même période. Le changement de disposition scénique le plus flagrant concerne la scène du dîner d’adieu à Perceval. Les deux tables jusque là maintenues sur les côtés sont rapprochées, recouvertes d’une nappe et de bougies, et entourées de chaises, tournées vers le public. Le plateau avec son ouverture sur la gauche devient la salle de restaurant vers laquelle se tournent les personnages pour voir l’arrivée des uns et des autres.

Les époques vécues par les personnages sont aussi distinguées par différentes atmosphères créées par le dispositif vidéo et la bande-son. Dans la seconde partie du plateau, séparée de l’avant-scène par un écran, des images mouvantes sont projetées de biais. Ce sont peut-être elles qui renvoient le plus aux peintures marines du texte d’origine qui ont été coupées. Ces images mouvantes créent des ambiances, des atmosphères à base de couleurs plus ou moins vives. Elles n’illustrent pas le propos mais servent à identifier des périodes. On peut citer la première vidéo, très verte, qui renvoie à la phrase de Jinny « Qu’est-ce qui met en mouvement les feuilles ? » et donc au buisson derrière lequel est caché Louis. Cette couleur et les formes de feuilles que l’on distingue tendent aussi à renvoyer à un premier âge assimilé à la pureté et à la nature. De même, la seconde période des garçons, le collège, est insinuée à travers une image, toujours mouvante, de vitrail, qui rappelle la chapelle du collège. Par la suite, ces images sont moins figuratives, plus abstraites et moins vives. Elles continuent malgré tout de colorer la scène, comme des peintures. Ce qui les caractérise, c’est leur mouvement perpétuel, qui renvoie au mouvement continu des vagues, le refrain du roman quelque peu effacé par les coupes du texte.

La bande-son a beau être très discrète tout au long de la pièce, des motifs sonores finissent eux aussi par renvoyer à des périodes. Ceci apparaît surtout dans le monologue final de Bernard, alors qu’il retrace par le discours l’ensemble de toutes les périodes. Des sons identifiés à l’enfance et à l’âge adulte par le spectateur se mêlent. On retrouve ainsi le battement régulier de la basse présent à plusieurs reprises, et de façon plus significative, la petite mélodie qui évoque la berceuse que Suzanne chante à son fils. Cet effet invoque une mémoire du spectateur et le renvoie à des périodes antérieures du spectacle.

–          Marquer la progression vers l’âge mûr

Au niveau des comédiens, des gestes indiquent une progression vers l’âge mûr : de la première scène à la seconde, les six comédiens se chaussent. De pieds nus, ils revêtent des chaussures qu’ils ne quitteront plus. Ce geste renvoie à une mythologie édénique de l’enfance, appuyée par l’image mouvante verte de la première période. De façon aussi explicite, pour marquer le temps de la pension, les filles se nouent entre elles des nattes qu’elles ne déferont qu’à la période suivante. Par la suite quelques détails plus discrets relevant du costume ou des accessoires marqueront la progression vers l’âge adulte.

Néanmoins, ce qui constitue la valeur du spectacle est un artifice encore plus important. Pour montrer le passage des personnages de l’enfance vers l’âge adulte, Marie-Christine Soma a pris le parti de dédoubler tous les comédiens. La metteure en scène ne se contente pas de remplacer les plus jeunes par des comédiens plus vieux. Dès les premiers épisodes, qui sont ceux de l’enfance, on entrevoit à diverses reprises les comédiens « adultes » dans l’arrière-fond de la scène. Ainsi, c’est Rhoda adulte qui place les petits bateaux blancs dans la partie arrière de la scène. On voit donc surgir des figures fantomatiques qui projettent vers l’avenir. Ce dédoublement des corps contribue à ne pas trop incarner les comédiens, ce qui entre dans la logique de Virginia Woolf d’atténuer la place accordée aux personnages et au sujet dans le roman. Le contact entre les deux générations de comédiens se fait symboliquement lors de l’épisode de la mort de Perceval. Chaque personnage est confronté à cette mort et y fait face en se rappelant sa relation avec cette figure héroïque et en revenant sur sa propre vie. Tour à tour, les couples de comédiens se passent le flambeau de façon progressive. Les voix se mêlent, se font écho progressivement, puis les deux corps se confrontent par le regard, esquissent un bref contact physique avant que les jeunes comédiens ne se retirent dans le silence. Pendant toute la scène, les doubles restent en présence, jusqu’à ce que tous les personnages soient « vieillis ». Ils restent à douze sur l’avant-scène avant que les plus jeunes se retirent à leur tour dans le fond du plateau et imitent leur pair en faisant des apparitions discrètes. Cette fois-ci, c’est au passé que nous sommes renvoyés. Dans la scène finale, les deux Bernard sont isolés, à un écran d’écart, le plus âgé prenant la parole avant que les voix se confondent dans l’invocation finale « ô Mort ».

On a donc deux corps pour un même personnage, deux corps qui marquent le passage du temps de façon progressive et avec subtilité. La passation de l’un à l’autre réintroduit le dialogue inhérent au monologue : le je s’adresse à lui-même. C’est donc le seul moment où il y a des dialogues, des échanges de regard qui soient francs. A la fin, Bernard s’adresse à un « vous » dont on ignore s’il n’est autre que lui-même jeune ou s’il est ses amis, absent de la scène, ou encore le public. La confusion est volontairement entretenue.


En évacuant les marines de Woolf, on peut se demander ce qu’il reste de la dimension maritime du texte, de l’image centrale des vagues, car c’est peut-être ce qui manque le plus à cette mise en scène. Elles ne sont plus présentes que par les monologues, mais de façon très épisodique. Alors qu’elles sont supposées désigner le mouvement infini de l’univers face à la dimension éphémère des personnages, ici le rapport est un peu inversé. Les personnages en prenant corps gagnent en importance, malgré leur dédoublement, et les vagues s’effacent. A la fin du spectacle, après l’invocation « ô Mort » de Bernard, la lumière s’éteint d’un coup, laissant croire qu’avec le défi que lance Bernard à la mort, c’est la fin de tout. Or, le propos de Woolf est que l’univers est impassible, que les vagues continuent de « se [briser] sur le rivage » comme l’indique la dernière phrase en italique. C’est la seule réserve que l’on peut avoir face à cette adaptation qui, du reste, reconstitue avec beaucoup de finesse l’univers de Virginia Woolf.

Bibliographie :

Virginia Woolf, Les Vagues, trad. de Marguerite Yourcenar, éd. Livre de Poche, coll. « Biblio roman » 1982.
– Les Vagues
 d’après Virginia Woolf, adaptation et mise en scène de Marie-Christine Soma au Théâtre national de la Colline, du 14 septembre 2011 au 15 octobre 2011.


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