« Le Malade imaginaire ou le silence de Molière » d’Arthur Nauzyciel à la Comédie de Reims – exalter la comédie, le jeu, le théâtre, pour soigner les malades et consoler les morts

Près de 25 ans après la création originale, Arthur Nauzyciel recrée sa toute première pièce : une mise en scène du Malade imaginaire de Molière, mise en dialogue avec un texte du critique, chercheur et enseignant Giovanni Macchia, grand passeur de Molière en Italie, dont les écrits ont été traduits en français. Cette reprise est programmée à la Comédie de Reims en ce début d’année, mais le spectacle pourrait donner l’impression d’avoir été créé il y a quelques mois seulement, tant la pertinence en paraît intacte. D’une grande intelligence dramaturgique et remarquablement joué – par des acteurs et actrices présents lors de la création, Catherine Vuillez, Laurent Poitrenaux et Arthur Nauzyciel, ainsi que par la 10e promotion du TNB que ces deux derniers ont formée – ce Malade imaginaire ou le silence de Molière offre un grand moment de théâtre.

Une musique dramatique est diffusée en fond sonore, le temps que le public s’installe et que le spectacle commence. Ces quelques notes laissent présager une lecture sombre de l’ultime comédie de Molière, celle qu’il a jouée quatre fois avant de mourir quelques heures plus tard chez lui. La scénographie évoque celle de Claude Straz en 2001, avec la troupe de la Comédie-Française : des pans de toile claire compartimentent la scène et laissent juste apparaître les pieds de corps assis sur des chaises, séparés les uns des autres par ces parois semi-translucides, et une cloche sonne au loin, et retentit comme un glas. Une phrase encore non associée à une des présences inaccessibles à la vue est posée comme un présage : « Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ! ». Elle sera reprise plusieurs fois par la suite, comme la plus célèbre de Nina, dans La Mouette, l’était dans la mise en scène de Nauzyciel, il y a quelques années. Les premiers mots d’Argan, tonitruant suivent : son décompte des médecines et lavements qu’il a reçus ce mois-ci, et de l’argent qu’il doit en conséquence à son apothicaire. Mais une autre voix prend aussitôt le relais de la tirade et nous confond.

Sur le plateau impénétrable, on voit Argan s’agiter, mais l’accès à lui est un moment entravé. Il se révèle bientôt sous les traits de Laurent Poitrenaux, qui décortique chaque mot de Molière, les mots qu’il a collectionnés auprès de son ami médecin pour rendre la folie de son personnages plus spectaculaire encore – clystère, rémollient, insinuatif… L’acteur les mâche et leur donne sens, alors qu’à la lecture, les notes de bas de page sont nécessaires pour les déchiffrer. De même, il fait retentir le nom de son apothicaire, Monsieur Fleurant, et celui de son médecin, Monsieur Purgon, avec qui il dialogue dans sa solitude, et révèle toutes les significations que Molière a pu attribuer à ces sonorités. La scène est lente, plus grave que comique. Argan s’agite, contourne le labyrinthe dessiné par les toiles, tousse, tombe au sol. De là, il appelle sa servante, tape du poing, sonne, et demande à nouveau : « Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ! ».

Puis Nauzyciel nous prend de court : Poitrenaux salue un double, Aymen Mouchou, exactement revêtu comme lui de ce costume qui évoque l’époque de Molière – chaussures à talons, perruque, manches bouffantes – mais qui ne prétend pas à la reconstitution historique et se distingue par ses couleurs et la variété des étoffes accumulées, qui semblent empruntées à tous les costumes que le personnage de Molière a pu endosser tout au long de l’histoire du théâtre. Argan, le malade imaginaire, se dédouble. Aymen Mouchou se dispute avec Toinette et prend ainsi la suite de Laurent Poitrenaux, qui s’éloigne sur une plateforme qui s’avance au milieu du public et devient observateur, Molière malade qui assiste à l’œuvre qu’il ne peut plus jouer.

En attendant, la comédie bat son plein, au milieu des toiles tournées puis progressivement ouvertes. Argan veut marier sa fille Angélique au neveu de son médecin, neveu lui-même médecin, alors qu’Angélique aime et est aimée de Cléante. Toinette, la servante, prend la défense de la fille et tient tête à son maître en laissant presque croire qu’elle est la maîtresse de maison, et joue double-jeu avec la deuxième épouse d’Argan, Béline, qui veut simplement dépouiller le malade imaginaire. La mécanique bien huilée de Molière se met en place : quiproquo entre le père et la fille, jeux de feintes entre la belle-mère et son mari qu’elle cajole comme un enfant, scène ridicule de présentation du prétendant, scène de tromperie des enfants qui improvisent un opéra face au père pour s’assurer de leur amour mutuel…

Laurent Poitrenaux, toujours assis au bout de son ponton, interrompt brutalement la comédie que jouent Angélique et Cléante et s’offusque de ce spectacle ridicule, qui a donné une tournure de comédie musicale anachronique à celui auquel on assiste. Tous les personnages disparaissent et la scène s’assombrit. Ne reste plus que la servante, cette lampe qu’on laisse allumée quand le théâtre est vide. Dans cette ambiance crépusculaire, sculptée par les lumières de Marie-Christine Soma, s’avance une comédienne jusque-là absente, Catherine Vuillez, qui interprète, sous forme de monologue, l’entretien qu’a imaginé Giovanni Macchia entre la fille de Molière, Esprit-Madeleine, et un fervent admirateur de son père, venu la trouver à la fin de sa vie pour l’interroger. Sans transition, sans explication, sans même nommer non plus son père, ce personnage pendant un temps insituable relate son enfance agitée au milieu de la vie de la troupe, les déceptions qu’elle a suscitées par ses réticences à faire du théâtre, le rôle qu’a écrit son père pour elle dans sa dernière pièce, Le Malade imaginaire, les souffrances causées par les rumeurs concernant la relation incestueuse de ses parents.

Le monologue prend une tournure tragique qui fait enfin d’Esprit-Madeleine le personnage de tragédie qu’elle aurait voulu être – celui qu’on devine dans certains personnages de Molière, les jeunes filles surtout, qu’on veut marier contre leur gré, les Agnès, Élise, Angélique… Sans transition à nouveau, sans nous révéler les opérations de montage auxquelles il procède, Nauzyciel fait jouer à ce fantôme la scène que la fille de Molière n’a jamais jouée, avec son père qu’elle retrouve par-delà la mort grâce au théâtre : la scène de la petite Louison et Argan, qui lui soutire des informations au sujet de la relation d’Angélique et Cléante. Il ne s’agit plus là d’une scène de comédie, où l’on voit un père torturer son enfant de quelques sept ans pour connaître la vérité sur les affaires de sa grande sœur. Esprit-Madeleine est meurtrie de n’avoir pas répondu aux attentes de son père ; ses « mon papa » résonnent comme une sentence – mais pour lequel des deux ?

Laurent Poitrenaux retourne progressivement le drame qui se noue, comme une paire de chaussettes, et la scène devient d’un coup comique. On retrouve sa capacité extraordinaire à passer d’un registre à l’autre en une phrase, ou à la faveur d’un micro-geste. Il parvient ainsi à faire basculer la scène, et avec elle toute la pièce : les personnages de la comédie reviennent et reprennent à l’acte III. Laurent Poitrenaux est redevenu Argan, tandis que son double, Aymen Mouchou, est désormais Béralde, frère du malade imaginaire venu le ramener à la raison, par de grands discours ou un morceau de musique interprété au luth. Tous deux discutent longtemps de la médecine et des médecins, dans cette scène à l’origine comique mais devenue glaçante, car prémonitoire, dans laquelle Molière s’imagine lui-même mourant dans la bouche d’Argan, et violemment rejeté par les médecins dont il a dressé un portrait trop virulent.

De là, les personnages du Malade imaginaire, désormais revêtus de costumes de toile sobre, semblable à celle qui dessinait un damier dans la première partie, entreprennent de désillusionner Argan, en même temps que de combler Molière de théâtre et de jeu. Cette double entreprise donne lieu à une scène mémorable entre Argan et Toinette, entre Laurent Poitrenaux et Raphaëlle Rousseau (immédiatement repérée dans Mes Parents, revue dans Dialogue avec DS), au cours de laquelle le plaisir du jeu pur l’emporte pour un temps sur l’intrigue – sans pour autant que la gratuité l’emporte. Il y a une vraie profondeur dramaturgique à donner à voir le malade imaginaire jouer le malade à l’excès, embarquer un médecin dans sa fantaisie et le voir aller plus loin que lui. Et encore, à suggérer une relation amoureuse entre Argan et le médecin qui serait idéal pour lui, celui qui voudrait lui trouver toutes les maladies du monde et exprimerait de cette façon un amour infini, sous les traits de la servante qui le connaît si bien. Cette scène farcesque devient une véritable scène d’amour, en même temps que de jeu, qui célèbre la comédie, le théâtre et l’art. Les autres se joignent bientôt à cette entreprise, jusqu’à Béline, la belle-mère, qui a en principe tout à perdre à être démasquée, mais qui exprime ici, grâce à Salomé Scotto, une émotion contagieuse alors qu’elle fait croire qu’elle croit à la mort d’Argan et qu’elle n’en a cure, bien qu’au fond, semble-t-il, elle soit profondément troublée à cette idée.

Nauzyciel déploie la pièce de tous côtés, laisse même croire un instant qu’il interprètera, d’une façon ou d’une autre, la cérémonie d’intronisation d’Argan grâce à laquelle il est consacré médecin, dans la comédie-ballet d’origine. Pour ce faire, il troue le maillage serré du texte de Molière avec celui de Macchia, de manière encore plus spectaculaire que le font les intermèdes signés par Marc-Antoine Charpentier, qui n’ont que peu à avoir avec l’intrigue de la pièce car ils ont pour fonction première d’exalter la puissance de Louis XIV et de le divertir. Par ce trou noir qu’il creuse au cœur de la représentation, il ouvre quantité de pistes dramaturgiques qu’il explore sans s’en tenir à une seule, il les multiplie et entraîne dans un vertige réjouissant, et avec lui, deux générations d’acteurs et d’actrices tout à fait fascinants. Le metteur en scène souligne l’entreprise de mémoire, la démarche historiographique qu’il y a à reprendre ce spectacle, qui prend lui-même en charge un bout d’histoire du théâtre. Mais pour qui ignore qu’il s’agit d’une recréation, cette dimension est insoupçonnable, tant la mise en scène a gardé de sa profondeur et de sa justesse, malgré la vingtaine d’années qui sont passées depuis sa création originale.

F.

 

Pour en savoir plus sur Le Malade imaginaire ou le silence de Molière, rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.

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