« Le Tartuffe » de Molière, mis en scène par Guillaume Séverac-Schmitz au Théâtre de Châtillon – énergie combattive

Après Richard II de Shakespeare et La Duchesse d’Amalfi de John Webster, contemporain de Shakespeare, Guillaume Séverac Schmitz, qui a par ailleurs monté des textes de Lagarce ou Mouawad, est à nouveau invité au Théâtre de Châtillon avec une mise en scène du Tartuffe. Le projet lui a été inspiré par la rencontre avec les sept acteurs de l’AtelierCité, troupe éphémère rattaché au CDN de Toulouse. Pour les unir mais aussi les révéler, il a choisi une œuvre du répertoire, une pièce de Molière, en vers. Si l’ambition est à la hauteur des talents qu’il découvre, son projet ne repose pas sur le seul jeu d’acteur. C’est un véritable travail de mis en scène qu’il propose, attentif à la scénographie, aux lumières, aux sons et au rythme d’ensemble de la représentation, travail qui donne lieu à un spectacle abouti et profondément énergisant.

La scénographie paraît sobre à première vue, simplement composée d’un parquet biseauté surmonté de deux lustres, qui évoquent sans emphase mais de manière immédiate le XVIIème siècle. Une fois le public installé, la scène est plongée dans le noir et une musique rock intense distord cette première image, tout comme les corps déchaînés qui entrent. Il est encore difficile de les identifier, mais on apprendra bien vite que ce sont la deuxième femme d’Orgon, Elmire, le frère de cette dernière, Cléante, ses deux enfants, Damis et Marianne, et la suivante Dorine qui s’amusent si joyeusement, à force de danse et d’alcool, de cris et de confettis, de strip-tease et de twerk. Cette première vision rapproche immédiatement la pièce de Molière de notre époque et donne le « La » pour la suite, en termes d’énergie et de rythme. Elle donne en outre raison à Mme Pernelle, la mère d’Orgon, qui interrompt les festivités et adresse à chacun des habitants de la maison une critique acide qui laisse entendre que tous sont des libertins. Le vers crée un contraste plus radical que le premier encore, que souligne un nouveau changement de lumières. Mais d’emblée, les acteurs s’emploient à faire entendre et comprendre le vers : tous ceux que Mme Pernelle attaque se jettent des regards complices à l’écouter, ils rient, se déplacent et multiplient les gestes qui signalent leur attention à ses propos, tandis que Cléante soupire et répète avec des grimaces silencieuses ce que pérore Mme Pernelle. D’emblée s’impose ainsi un jeu farcesque que sollicite certaines scènes de la pièce de Molière, qui vient donner du relief à ses répliques.

Après cette scène d’exposition, que Goethe admirait pour son efficacité remarquable, restent Cléante et Dorine, qui, avant même l’arrivée d’Orgon, commentent sa lubie. Ils relatent qu’il s’est entiché d’un gueux qui se pare des atours de la dévotion. Les récits de la suivante prennent corps grâce à Cléante qui, en attendant l’arrivée du personnage éponyme, retardée au troisième acte, le donne à imaginer assis à table, buvant, rotant et se signant. Orgon démontre ensuite l’ampleur de son aveuglement quand il s’enquiert auprès d’eux des plaisirs de son hôte plutôt que de la santé fragile de sa femme. Mais son arrivée révèle aussi la subtilité de la scénographie. Il surgit d’une estrade située au fond de la scène, cernée de rideaux et reliée au plateau par quelques marches. Ce qui pourrait passer pour une contrainte de la salle est en réalité une composante aussi discrète qu’essentielle de l’espace de jeu. Ce double niveau, en plus de rythmer les entrées et sorties des personnages, spatialise tout le jeu d’écoute à la dérobée que déploie Molière dans cette pièce. Grâce à des noirs intacts, il arrive que l’estrade disparaisse pour des scènes intimes. Quand elle réapparaît dans la lumière, elle rappelle la métathéâtralité de cette comédie, dans laquelle il n’est question que de masques, d’hypocrisie et de jeu.

Chacun des actes est ponctué a minima par une musique intense et une reconfiguration de l’espace scénique, et à deux reprises, après l’entrée en matière du spectacle, par des visions. Entre les actes II et III, la vision prend la forme d’une analepses. On voit dans une scène muette la famille d’Orgon profondément unie en l’absence de Tartuffe, qui trinque et se réjouit de l’arrivée de Valère, amant de Marianne qui doit devenir son mari. Entre les actes III et IV, c’est cette fois le fantasme d’Orgon qui se déploie sur scène : il est donné à voir en train de porter sa fille sur son épaule et de la remettre entre les mains de Tartuffe lors d’une cérémonie nuptiale aux couleurs funèbres. Le tableau, particulièrement esthétique, immerge dans la perception du père de famille et invite à reconsidérer le premier. Peut-être que cette joyeuse débauche n’était elle aussi que le résultat de la perception déformée d’Orgon et de sa mère sur leur famille, influencée par le rigorisme de Tartuffe. Le suggère un discret indice : quand Marianne reparaît devant son père, elle ne porte plus une robe rose argentée mais une chemise blanche et un jean sobres.

Dans tous les cas, ces visions chaque fois saisissantes, en plus de rythmer le spectacle, ouvrent à la compréhension les scènes qui précèdent et celles qui vont suivre. Elles sont exemplaires d’une mise en scène qui, tout en suivant le texte au plus près, ne se contente pas de la surface des mots. Le metteur en scène et ses acteurs s’efforcent de faire percevoir toute leur épaisseur, leur double-sens ou les enjeux dramaturgiques qu’ils contiennent. Ils y parviennent par exemple en soulignant avec plaisir les diérèses. Plus largement, pour faire comprendre le vers souvent compréhensible, quelquefois même immédiat, mais d’autre fois plus retors, ils mobilisent leurs corps fébriles. Celui de Christelle Simonin, qui interprète le rôle de Marianne, tantôt supplie son père de ne pas la marier à Tartuffe ou sa suivante de l’aider à se sortir de cette situation, tantôt exulte d’amour et de désir quand elle évoque ou voit Valère. Face à elle à l’acte II, dans la scène de commedia dell’arte du malentendu des amants, se tient Matthieu Carle, qui endosse à d’autres moments le rôle de Cléante. L’acteur donne chair à ce personnage de raisonneur dont les longues tirades pleines de bon sens imposent un autre tempo à l’effervescence de cette maison qui constamment s’agite. Il réussit en outre ce que d’autre peinent à faire : à écouter quand il ne parle pas, à réagir à ce qu’il entend, sans prendre le dessus. Le corps de Fabien Rasplus, enfin, dit toute la folie d’Orgon. Il souffle, agite les bras, pique des colères dignes d’un enfant de deux ans et se débat avec la suivante Dorine comme avec un moustique quand il ne fond pas de tendresse pour Tartuffe. Il y a quelque chose de profondément moliéresque dans cette interprétation, qui réjouit.

Quant à l’énigme Tartuffe, elle reste intacte jusqu’à la deuxième confrontation avec Elmire, au IVe acte, la fameuse scène au cours de laquelle Elmire revêt un masque pour démasquer l’hypocrite, en présence d’Orgon qu’elle a caché sous une table. Auparavant, Tartuffe est apparu tout contrit, costume noir, chapelet et Bible à la main, regard torve. Alors que le début du spectacle avait laissé rêver que Tartuffe soit pour une fois spectaculairement faux, qu’on le voie narguer la famille d’Orgon par un jeu clownesque qui ne trompe personne à part Orgon le crédule qui se laisse prendre par les apparences, Quentin Rivet s’inscrit dans une tradition classique. Il faut le désir masochiste qu’il exprime face à Elmire pour lui donner consistance et le faire paraître aussi comique qu’effrayant quand il se flagelle avec sa ceinture. Le dénouement de la comédie, problématique à plusieurs égards, n’est pas parfaitement résolu ici, mais les corps et la scénographie portent la trace de ce qui a précédé jusqu’au dernier moment : les acteurs sont essoufflés au moment de saluer, et des confettis noirs se mêlent aux confettis de couleur au sol. Le spectateur repart avec le rythme de l’alexandrin en tête, des visions saisissantes et une joyeuse énergie pour combattre les imposteurs et déciller les aveuglés.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Le Tartuffe », rendez-vous sur le site du Théâtre de Châtillon.

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