« L’Avare » mis en scène par Ludovic Lagarde à l’Odéon – générosité d’un avare

En cette fin de saison, l’Odéon accueille L’Avare de Ludovic Lagarde, spectacle créé à Reims en 2014, au Centre dramatique national que dirige le metteur en scène. Depuis quatre ans, l’œuvre tourne à travers toute la France, et il est aisé de comprendre pourquoi : Lagarde s’empare d’un classique que le temps enrichit plutôt qu’il n’atteint, en offre une approche profondément corporelle qui met en valeur chaque nuance du texte de Molière, place au cœur de son spectacle un acteur qui transcende la scène et l’entoure d’autres comédiens qui sont loin de rester dans son ombre… Rien d’extraordinaire en apparence dans ce projet, et pourtant, le résultat, parce qu’il conjugue la puissance d’un texte, la performance remarquable d’acteurs et l’art abouti d’un metteur en scène, est fabuleux.

En guise de scénographie pour cette œuvre de Molière, Lagarde a conçu avec Antoine Vasseur un entrepôt. On se croirait sur le départ : des cartons jonchent le sol et obstruent la vue, des chaises sont superposées et emballées dans de la cellophane, un riche lustre est monté sur une structure en bois… Ce qui nous est d’abord inaccessible est révélé par un homme qui entre, frénétique, et dérange l’ordre minutieux des lieux. Il révèle dans les boîtes superposées des vêtements, des packs de shampooing, des cartouches de cigarettes… Peut-être s’agit-il moins d’un déménagement que d’un bunker dans la perspective d’une guerre atomique, finalement. L’optimisation de l’espace et la révélation de produits de base indiquent que l’on est loin des fioritures, des dorures, du luxe ostentatoire. De fait, Harpagon a de l’argent, mais rien de superflu : plus tard, il reprochera à son fils ses rubans et ses vêtements de marque. Lui est au contraire prêt à vivre dans la misère – pourvu qu’il ait le plus d’écus possibles.

Avec l’entrée impromptue de ce jeune homme qui nous dévoile déjà de quoi est faite la manie de l’avare, le corps est d’emblée mis à l’honneur. En quelques secondes, l’espace est occupé, habité même, par des mouvements à la fois francs et contrôlés. La scène est ici un espace de jeu, au sens propre, et pas seulement un décor. C’est d’autant plus important que Lagarde place le langage physique des comédiens au cœur de son approche du texte, l’inscrivant ainsi dans le présent – présent de l’événement théâtral, et présent temporel, celui de notre époque. La modernité de son approche est rapidement confirmée quand, à la première scène, surgissent deux êtres à moitié dénudés, visiblement interrompus en pleine action, le pantalon aux chevilles, le t-shirt relevé, les cheveux en bataille. Là encore s’impose la puissance de corps jeunes, énergiques, ayant déjà atteint un haut niveau d’ardeur avant même les premières paroles.

D’ailleurs, quand les premières se font entendre, de la bouche de Valère, intendant d’Harpagon et amant de sa fille, Elise, l’impression produite est celle d’un violent décrochage. La langue de Molière est respectée à la lettre – le vouvoiement entre les amants, les formules soignées, le vocabulaire perçant –, et portée par une diction tellement précise qu’on se prend à se demander un instant s’il ne s’agit pas de vers. Ce n’est pas parce que Lagarde propose une approche de l’œuvre résolument contemporaine qu’il entend faire croire que le texte est absolument naturel à nos oreilles de 2018. La langue du XVIIe est pleinement assumée dans son étrangeté, mais le défi – relevé – est de surmonter à chaque phrase la distance qui nous en sépare. Cela est en grande partie possible grâce à cette dimension physique dans la direction des acteurs, qui n’entre pas en concurrence avec le texte mais s’attache au contraire à révéler par une palette infinie de gestes et de mouvements les moindres saillies du langage, sa polysémie délicieuse, autant que les abîmes profonds que Molière laisse entrevoir. Car sa comédie ne doit tout son relief qu’à la gravité bien réelle qu’elle aborde de biais – noirceur soulignée par la musique et les lumières, moins mimétiques que suggestives.

Valère le premier, donc, illustre ce caractère profondément charnel du langage, que Lagarde révèle avec ses comédiens. Déjà interpelant par son physique longiligne et sa coupe au bol, Alexandre Pallu capte par sa mise en mouvement expressive et ses accents d’aujourd’hui qui désignent les nombreux sous-entendus de son discours. Quand le texte ne colle pas exactement avec l’image créée sur scène – qu’Harpagon parle de la perruque de son fils qui n’en porte pas par exemple –, que des bruits ou des pantomimes s’insèrent entre deux répliques, qu’une gestuelle contemporaine ou des accessoires anachroniques entrent en collision avec la langue, la perception est creusée par des jeux de superposition qui, loin de brouiller la compréhension du texte, le donnent à entendre avec une clarté toute neuve. La virtuosité d’Alexandre Pallu est encore accrue par l’arrivée d’Harpagon, face auquel Valère joue les premiers de classe, convaincu qu’il faut le flatter pour mieux le manipuler. Le premier, avant le spectaculaire retournement de Maître Jacques qui renonce définitivement à la sincérité après avoir payé cher le fait de dire la vérité, il démontre que l’avare oblige au mensonge, que le vice appelle le vice. Se mêlent ainsi sincérité et flagornerie jusqu’au vertige, et les nuances sont toutes données à percevoir grâce à ces multiples strates de jeu.

Le vieil avare se prête aussi à l’exercice de prêcher le faux pour savoir le vrai, pris comme il est de passion pour l’argent, et gêné dans cet amour par sa nouvelle lubie de vouloir se marier avec une jeune femme peu dotée. Laurent Poitrenaux, au cœur de ce spectacle, fait prendre la mesure de cette contradiction qui empêche de réduire le personnage à un grippe-sou qui veut simplement contrarier les projets de mariage de ses enfants au nom de l’argent. La complexité d’Harpagon passe ainsi par sa présence extraordinaire sur scène, électrique presque. L’interprétation de l’acteur pourrait verser dans le burlesque, le potache, l’excès lourdingue, mais il réussit à rester sur le fil de la justesse avec l’habileté d’un funambule. Il fait passer à travers tout son corps le courant de sa névrose, de ses angoisses et de ses jubilations. Oscillant entre un Mr Bean ridicule et un psychopathe effrayant, il donne à voir toute l’ambiguïté de son rapport à l’argent, et la violence que suscite cette marotte. La force de l’acteur, sous la direction de Lagarde, est qu’il se met à la hauteur du texte, qui paraît parfois excessif dans ses ressorts comiques mais est en réalité terrifiant de profondeur. Poitrenaux offre ainsi un théâtre d’acteur, comme on en voit rarement, mais sans le côté people et show-off ; c’est bien Harpagon qu’il nous donne à voir, et non pas Poitrenaux qui joue Harpagon. Le sommet est atteint lors du monologue de l’avare, si extrême dans sa manie qu’il va jusqu’à se soupçonner lui-même d’avoir volé sa propre cassette, doutant de tous au point de s’envisager son propre voleur, jusqu’à la schizophrénie.

Ces grands moments d’acteur, s’il n’y avait qu’eux, pourraient desservir l’ensemble du spectacle, le réduire à une suite de performances virtuoses. Mais Poitrenaux est extrêmement bien entouré, par Christèle Tual en Frosine aux accents de Fanny Ardant, par Alexandre Pallu en Valère, Louise Dupuis en Maître Jacques détonant, Tom Politano en Cléante… et bien d’autres encore. Chacun trouve un mode de présence sur scène qui lui est propre et qui empêche de rester dans l’ombre du géant, et ceci en partie aussi grâce au détail des costumes, des maquillages, des accessoires, des attitudes, qui discrètement retiennent le regard et travaillent l’appréhension des personnages.

Tous ces éléments qui mettent en valeur la présence des acteurs confèrent une espèce d’immédiateté à la scène, en même temps qu’ils font coexister toutes les dimensions de cette pièce, qui n’a pas que des atours de comédie. À chaque instant le caractère vital des passions des uns et des autres transparaît, mais Lagarde met pour de bon en valeur le caractère potentiellement tragique de cette intrigue en éliminant ce qu’il y a de conventionnel et peu vraisemblable dans le dénouement, en substituant aux mariages heureux des jeunes amants l’enfoncée définitive d’Harpagon dans son obsession, sa noyade presque littérale dans l’or qu’il idolâtre. Ce dénouement finit d’aiguiser en filigrane la pertinence de ramener la réflexion de Molière aujourd’hui, à l’heure où la culture de l’épargne fait oublier l’humain, où les cryptomonnaies prennent le pas sur les échanges bien réels, où l’argent est de moins en moins visible mais de plus en plus puissant. Le caractère profondément sain des sentences de Molière retentit avec force dans notre contexte et réussit à nous rappeler l’essentiel en termes neufs.

Lorsqu’un metteur en scène monte un classique en 2018, on en attend soit qu’il en propose une réinterprétation, soit qu’il se livre à l’exercice de la reconstitution, soit qu’il dresse de façon métaphorique un parallèle avec le présent. Lagarde évite ces tendances trop nettes qui mènent parfois à l’écueil et réussit à trouver le juste équilibre, en donnant toute sa confiance au texte et en plaçant au cœur de son geste artistique l’acteur – pierre de touche du théâtre, plus efficace quand il est bien dirigé que n’importe quel discours, aussi savant soit-il.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « L’Avare », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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