« Baldwin and Buckley at Cambridge » de la compagnie Elevator Repair Service au Gymnase du Lycée Mistral – « Il faut accepter notre histoire »

À côté des spectacles-fleuves de quatre, cinq ou huit heures, le Festival d’Avignon programme une courte forme avec Baldwin and Buckley at Cambridge, de la compagnie new-yorkaise Elevator Repair Service. Le spectacle, parfois joué deux fois par jour, dure une heure, et propose un dispositif scénographique extrêmement simple pour rejouer la confrontation de James Baldwin et William F. Buckley, invités en 1965 à l’Université de Cambridge à débattre autour du sujet suivant : « Le rêve américain n’existe-t-il qu’aux dépens du Noir américain ? ». Rejouer, reperformer, refaire entendre ce débat dont est repris presque chaque mot… toute la question réside précisément dans le verbe choisi.

Le public est accueilli dans un dispositif tri-frontal qui entoure un espace structuré par deux tables placées en diagonale et surmontées de pupitres. Près de l’une et l’autre table, deux places sont chaque fois réservées dans les gradins. S’y installent deux acteurs qu’on pourrait prendre pour des spectateurs si leurs vêtements n’étaient pas aussi nets – alors que la chaleur chiffonne habits et visage des festivaliers –, puis deux hommes en costume neutre. Le titre annonce la confrontation de deux hommes seulement, mais celle-ci est précédée par l’exposé de deux étudiants, et avant cela encore, par une rapide mise en contexte. Le premier des étudiants n’insiste pas tant sur le cadre dans lequel se déroule la rencontre – et la mention régulière d’un « Président » tend à assimiler l’Université de Cambridge à un espace judiciaire ou à une assemblée politique –, que sur le format du débat à venir et sur les intervenants invités. Il rappelle ainsi que Baldwin est un artiste militant, représentant des droits des personnes noires, tandis que Buckley est un conservateur particulièrement en vue à l’époque, par ses livres et ses prises de parole séduisantes.

L’étudiant rappelle ensuite la motion à discuter : « Le rêve américain n’existe-t-il qu’aux dépens du Noir américain ? ». Puis il se charge de défendre la thèse implicitement contenue dans la question, avant qu’un autre étudiant, quelques minutes plus tard, affirme l’inverse, en prétendant que le rêve américain est à la portée de tous, Noirs compris, et qu’il est même une promesse d’émancipation. Vient ensuite Baldwin, et dans un dernier temps, Buckley. Le format du débat n’est pas celui auxquels nous habituent les joutes oratoires diffusées au quotidien à la télévision ou à la radio. Ici, le temps de parole est nettement délimité et ininterrompu, ce qui laisse à l’orateur le temps de construire son argumentation et de la mener comme il l’entend d’un point à un autre. L’exercice implique une maîtrise de l’art rhétorique, tel que le définit l’Antiquité avec l’ambition d’élever le niveau de la réflexion. Les orateurs déplient donc de longues phrases sophistiquées, que la traduction restitue dans leur littérarité, quitte à décoller d’une compréhension immédiate de l’anglais et à perdre dans les sinuosités d’une rhétorique qui reste malgré tout orale et qui joue sur de multiples niveaux d’assertion.

Quoique Buckley soit présenté comme un maître de la rhétorique, on constate surtout la façon dont il contourne le sujet et déplace le problème en s’engageant dans une défense de la « tradition », avant de faire peser la réussite des Noirs sur leur seule responsabilité – tout en prétendant reconnaître les souffrances qu’ils ont endurées et prendre la pleine mesure des inégalités soulignées par Baldwin. Indépendamment de son argumentation, l’orateur est cependant discrédité d’emblée par la question du débat, orientée, et plus encore par le fait que l’histoire a tranché entre les deux hommes. Ce déséquilibre est encore accru par le jeu, qui vient nettement départager Baldwin et Buckley, et avant eux, les deux étudiants. Le premier d’entre eux, Gavin Price, est pénétré par son discours et la cause qu’il défend. Le second, Christopher-Rashee Stevenson, se révèle plus facétieux, et semble mettre à distance son discours, dont il mesure pleinement la vacuité. Le contraste est encore plus flagrant entre Balwin – Greig Sargeant, à l’origine du spectacle –, immobile derrière son pupitre, tout dans l’incarnation, le sérieux et la gravité du propos tenu, qui semble s’approprier jusqu’aux éléments biographiques que convoque son personnage, et Ben Williams, dont l’écoute méprisante attire déjà le regard, et qui, une fois qu’il a pris la parole, occupe beaucoup plus nettement l’espace, fanfaronne presque en jouant avec les mots et les idées, à distance des questions soulevées, comme peu concerné, finalement. Quelle que soit l’issue du vote, la différence de traitement des deux personnages laisse peu de place à un authentique débat : on sait très bien de quel côté se trouve la justice.

La confrontation intéresse malgré tout, par la tenue intellectuelle des discours, ainsi que par leur retentissement effrayant avec le présent – et plus précisément avec l’actualité brûlante de ces dernières semaines en France. Le pont est d’autant plus aisément bâti entre les époques que les orateurs évoquent occasionnellement la France (à travers la figure d’un soldat qui revient de la guerre d’Algérie), ou la place centrale que la guerre a conféré à l’Afrique. Alors que Buckley en appelle au respect de l’histoire et du passé au nom d’un pacifisme passif, Baldwin affirme fermement : « Il faut accepter notre histoire ». L’assertion, courte, décisive, donne à penser et ouvre des perspectives pour résoudre la situation actuelle. À l’inverse, avec l’utopie du rêve américain, sacrément ébranlée depuis 1965, on prend la mesure du temps qui a passé. La défense de l’American Dream, aussi sincère se veut-elle, paraît sarcastique aujourd’hui. Mais lorsqu’elle est remplacée par l’idée de « prospérité économique », la question de départ retrouve toute sa pertinence.

La question qui s’impose progressivement, malgré le spectacle, est celle de la pertinence d’amener ce débat sur scène. Le théâtre manifeste une certaine fascination pour les grands procès et les grands débats, qu’il se plaît à rejouer. En témoigne par exemple Le Grand Débat d’Émilie Rousset et Louise Hémon, qui ravivaient de nombreuses questions actuelles en puisant dans plusieurs débats du second tour des élections présidentielles. Leur ambition n’était cependant pas seulement de démontrer la persistance de certaines problématiques. Elle était aussi théâtrale, par la reprise des codes de mise en scène télévisuels, ou par la performance exigée de Laurent Poitrenaux et Emmanuelle Lafon, sommés de passer d’une identité à l’autre, variant les postures et rapprochant étonnamment les discours. Dans un autre spectacle inspiré par la figure de Baldwin, Portrait Baldwin-Avedon. Entretiens imaginaires, Élise Vigier et Kevin Keiss tissaient les discours humanistes du militant avec sa vie d’artiste, celle de son ami photographe Avedon, ainsi que celles des deux acteurs, Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly. Le dialogue établi, nourri de recherches au plateau et dans le jeu, justifiait pleinement le passage à la scène de ce matériau biographique.

La démarche de la compagnie américaine est plus historique – ce que souligne la diffusion régulière de l’archive à l’origine du spectacle, qui fait entendre la voix off du président, entre deux prises de parole. La compagnie, cependant, rejette toute étiquette, que ce soit celle du théâtre-documentaire, ou celle moins définie de l’actualisation d’archive. Ce double rejet ne se fait pas à la faveur d’une affirmation ; les artistes disent simplement reprendre les mots de Baldwin, pour faire entendre leur caractère « universel, intemporel, prophétique ». Ils voudraient également encourager les interactions avec le public, en ménageant un certain trouble lumineux, mais les prises de paroles espérées, qui pourraient justifier la théâtralisation, n’ont pas lieu – par respect pour le rituel théâtral, et sans doute aussi par le niveau élevé du débat. Cette espèce de flottement dramaturgique est annoncé par le nom de la compagnie « Elevator Repair Service », dont le fondateur rappelle l’origine pour mieux souligner que ce nom ne dit rien de leur travail, qu’il n’est qu’un pied de nez. Une dernière scène, marquée par une reconfiguration de la scénographie et l’apparition d’un nouveau personnage, ouvre in extremis sur le théâtre, mais le flou des coordonnées et la fugacité de la séquence ne suffisent pas à ressaisir l’ensemble du spectacle et à révéler une recherche sur la théâtralité à partir du matériau historique. Le spectacle nous constitue moins en public du Festival d’Avignon, en quête de l’avant-garde théâtrale, qu’en étudiant et étudiantes de l’Université de Cambridge, à qui est fait l’honneur de discours de grande qualité.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Baldwin and Buckley at Cambridge », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

Related Posts