« Rivage à l’abandon, Médée-matériau, Paysage avec Argonautes » de Matthias Langhoff à la Comédie de Caen – sédiments d’histoire et de théâtre

Après la reprise de Gloucester Time. Matériau Shakespeare. Richard III l’an dernier à la Comédie de Caen, par Marcial Di Fonzo Bo, directeur des lieux, et Frédérique Loliée, sous le regard bienveillant de Matthias Langhoff, une autre reprise réunit ces trois-là, ainsi que Catherine Rankl, scénographe. En 1983, Matthias Langhoff créait à Bochum, avec Heiner Müller, le triptyque Rivage à l’abandon, Médée-matériau, Paysage avec Argonautes. Le metteur en scène d’origine allemande recrée ce triptyque en ce début d’année, avec les deux acteurs qu’il a rencontrés en 1995 à l’École du Théâtre National de Bretagne, sa scénographe, et Véronique Appel qui l’assiste. Durée initialement annoncée du spectacle : 1h45. Durée réelle : 1h. Durée ressentie : un pan d’histoire.

Il y avait du beau monde à Caen, pour la première du spectacle. Des critiques et penseurs du théâtre éminents ont fait le voyage depuis Paris. Le hall du théâtre frémit de ces éminences, de la présence de Matthias Langhoff qui porte sur son visage et ses épaules tout un pan de l’histoire du théâtre, de Catherine Rankl qui conseille de se laisser porter, des équipes du théâtre, du public étudiant. L’ambiance est festive, alors que la jauge est limitée à 65 places. Mais deux jauges se croisent, il y a ceux qui ont vu à 19h, et ceux qui n’ont pas encore vu, à 21h. Les premiers ne disent rien ou presque aux seconds, chacun sait que ce que l’on va voir et entendre ne peut se ramener à quelques mots, ni quelques phrases, qu’il faut, impérativement, en faire l’expérience.

L’entrée en salle se fait par un long couloir, qui fait perdre leurs repères aux habitués des lieux, et qui débouche sur un espace d’exposition. Le corps du spectateur qui trouve généralement rapidement refuge dans les gradins doit tourner sur lui-même pour voir tout en même temps trois immenses toiles, une robe blanche spectrale, illuminée par derrière, des vitrines, un appareil radiophonique qui fait entendre un texte en allemand incompréhensible, des gardiens de musée discrets, le tout au milieu des 64 autres devenue foule, qui se déplace, observe, s’assoit sur une banquette centrale, attend. On se prête au jeu de l’exposition, on observe les toiles, la robes, on s’approche des vitrines qui exposent une maquette de navire et rappelle le mythe de Jason et des Argonautes, et plus loin, des préservatifs et des cigarettes de RDA. Un support diffuse la vidéo d’un train qui avance, train rempli de soldats envoyés au front ou de juifs envoyés aux camps, probablement. Entre deux toiles, se trouve l’appareil radiophonique, surmonté d’un cartel qui désigne une pièce radiophonique de Heiner Goebbels, qui fait lire Rivage à l’abandon à des passants dans la rue ou dans des lieux publics, passants qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent, dont les mots envahissent l’espace d’exposition d’un brouhaha qui empêche la déstabilisation première, tout à la fois inquiète et curieuse, dans tous les cas profonde, de s’exprimer pleinement entre les membres du public. Au-delà de l’appareil, on voit des gradins repliés, on se demande si on les atteindra un jour.

Puis un gardien de musée dit une phrase, et nos regards convergent aussitôt, trop heureux de trouver un appui, de voir quelque chose se passer. Il s’agit de Marcial Di Fonzo Bo, méconnaissable dans son costume, les cheveux lissés, sa voix lissée. Il nous fait entrer non en salle mais sur scène, en passant entre deux toiles, et nous invite à traverser les rails mythiques de Langhoff et Rankl, rails chargées d’histoire et de théâtre, dont le bruit des cailloux crisse de souvenirs. On trouve enfin refuge dans les gradins après cette mise en condition qui nous déplace, à tous points de vue, et on regarde la scène. Les toiles de Catherine Rankl d’abord, qui cernaient l’exposition, dont la fabrication est révélée par des vidéos projetées sur ces toiles ou leur envers. On découvre l’artiste debout, manipulant d’immenses pinceaux, montant parfois sur des escabeaux pour apprécier la vue d’ensemble. À côté, un portrait de Müller fumant devant un paysage désolé. Devant, les rails donc, qui suffisent à dire tout un pan de l’histoire du XXe siècle, un arbre mort à la Beckett, une cuisinière à gaz. L’espace est constamment métamorphosé par les manipulations des toiles par les quatre gardiens aux uniformes androgynes, cravate et jupe droite.

Une voix off annonce « Rivage à l’abandon, Médée-matériau, Paysage avec Argonautes » plusieurs fois, en boucle, puis Marcial Di Fonzo Bo dit le premier de ces trois textes, mystérieux. Des textes denses, dont les articulations semblent faire défaut. Des textes de poésie, comme le suggère un poème de Müller reproduit au dos d’une toile, dont le dernier vers retentit comme une promesse : « Car le beau signifie la fin possible des effrois ». Des textes saturés de multiples images, si nombreuses qu’elles s’entrechoquent, se parasitent l’une l’autre. Des textes composés de bouts de phrases qui ont parfois la fulgurance d’un oracle.

Comment dire ces textes, sur scène ? Vassiliev, dirigeant Valérie Dréville pour Médée-matériau, l’invitait à désarticuler la syntaxe, au nom d’une « intonation affirmative ». Le corps de l’actrice devenait presque le seul espace de représentation, simplement soutenu par un écran qui donne à voir la mer Égée, et quelques actions. Langhoff, lui, prend le parti de créer des images. Avec les toiles de Rankl d’abord, qui conjuguent des époques et des références. On voit des cariatides dans une architecture industrielle, un bateau échoué au-dessus d’une statue renversée, une ligne d’horizon sculptée par des tours et des bâtiments. Les matières et couleurs s’entrechoquent. La scénographie prolonge ce geste de confrontation, avec ces rails, cet arbre, cette cuisinière, et plus tard, une magnifique barque, déposée sur le flanc.

Tous ces éléments sont autant de supports pour Marcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée – car les deux autres gardiens, un homme et une femme, resteront muets, en charge du ballet des toiles qu’ils tournent et retournent, déplacent, isolent, rassemblent. Des supports qu’ils mettent à distance. Marcial Di Fonzo Bo regarde l’arbre « aux branches mortes » qui ne s’élèvera pas au-dessus de lui, avant de décrire un paysage désolé, un rivage à l’abandon jonché de déchets, qu’il désigne entre les rails. Plus loin, il se prépare un café en même temps qu’il évoque le destin des Argonautes, qu’il retrouve dans le métro, « visage de papier journal et de salive ». Quelquefois, on voit un vrai rivage, troué de bunkers, grâce à des images tournées en bord de mer et projetées sur les toiles-écrans.

La densité du texte déployé est telle, que certaines phrases sont reprises en écho, en voix off. La répétition n’élucide cependant pas leur sens, elle dit plutôt la charge de chacun des mots. L’enjeu n’est pas de l’épuiser, d’expliciter le texte, de l’interpréter. Mais de faire entendre un mot, ou un bout de phrase, de telle ou telle manière, non pas suivant une stratégie, mais de multiples. Marcial Di Fonzo Bo passe ainsi le relais à Frédérique, qui devient Médée. Le risque de l’illustration est posé quand elle se regarde dans le miroir en cumulant de longs colliers de perles, et qu’elle affirme qu’elle n’est pas Médée avant de se métamorphoser en elle. Mais ce risque est posé pour être mieux écarté. Le dialogue du début de Médée-matériau embarrasse aussi un peu, il faut alors trouver le moyen de le prendre de biais pour ne pas se laisser prendre au piège d’une forme banalement dramatique. Puis Médée s’épanouit dans son monologue.

Là encore, la scénographie sert de support par correspondances et contrepoints. Les enfants de Médée sont des conserves de viande hachée, ou de nourriture animale, qu’elle berce un instant, puis pose et ouvre, dont elle porte le contenu comme des sculptures fragiles, avant de les broyer, car ses enfants sont incapables de se réjouir du spectacle qu’elle leur offre, spectacle de sa vengeance contre Jason, grâce à une tunique empoisonnée qu’elle offre à sa fiancée. Ce mythe que l’on reconnaît – même si Médée est plus associée à son infanticide qu’à sa vengeance – donne des repères pour cette partie-là du spectacle (« Médée-matériau, Paysage avec Argonautes ; Médée-matériau, Paysage avec Argonautes… »). Cependant, le texte résiste encore, tout n’est pas fluide, et cette résistance fait surgir des images saisissantes : Médée, accroupie, ses cylindres de viande en équilibre dans les mains, sa robe blanche bientôt empoisonnée illuminée d’une lumière verte ; Médée qui se baptise d’une brique de lait, dont la flaque finit par révéler le dessin de lattes de bois, sur le sol noir.

Dernier temps, « Paysage avec Argonautes ; Paysage avec Argonautes ; Paysage avec Argonautes… ». Marcial se tient allongé dans la barque. Il décrit un paysage désolé, perçu au travers d’un moi, et désigne son corps alangui, mourant, qui devient cadavre (« Je sentis MON sang sortir de MES veines / Et MON corps devenir le paysage / De MA mort »), criblé d’éclats d’obus et d’une histoire européenne (« le rêve yougoslave »). Le chemin est plus erratique encore pour la compréhension qu’au début, car l’acteur ne bouge pas du fond de sa barque. Mais des illuminations étincellent, comme lorsque Marcial Di Fonzo Bo, Richard III l’année dernière, dit : « Un lambeau de Shakespeare ».

Langhoff suit le texte de Müller jusque dans sa didascalie finale, qui offre des non pistes de mises en scène, jouant sur la distance, mais qui livre en même temps quelques clés : « Paysage avec Argonautes présuppose les catastrophes auxquelles travaille l’humanité actuelle ». Ces indications livrées par Catherine Rankl, filmée dans sa blouse de peintre, ouvrent de nouveaux chemins encore, plutôt que de clôturer le sens. Les applaudissements paraissent timides, et de fait, le spectacle est intimidant. Mais c’est peut-être davantage l’effet d’une jauge réduite. Nous ne sommes que 65 à avoir traversé ce paysage, ces paysages, multiples, extérieurs, intérieurs, historiques, présents. Des paysages qu’il est nécessaire de reparcourir en pensée, par la description, pour tenter de saisir comment ils travaillent notre perception, quels endroits de la sensibilité ils sont venus toucher, souterrainement, quels éclats de sens ils ont déposé, qui ne rejailliront peut-être qu’après coup, plus tard, selon un processus de sédimentation qui correspond tout particulièrement à l’écriture de Müller.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Rivages à l’abandon, Médée-Matériau, Paysage avec Argonautes », rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.

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