« Et pourtant j’aimerais bien te comprendre… » de Yuri Yamada à la Maison de la Culture du Japon à Paris – initiation douce au féminisme par le théâtre

Le Festival d’Automne est aussi, parfois, l’occasion de découvrir des artistes. À la Maison de la Culture du Japon à Paris est programmé le spectacle d’une jeune metteuse en scène japonaise, inconnue en France alors qu’elle a déjà signé plusieurs spectacles, qu’elle en a présentés et recréés en Chine, en plus de jouer et d’écrire des romans ou des scénarios. Et pourtant j’aimerais bien te comprendre…, créé en 2019, mobilise de multiples ressorts dramaturgiques pour tourner autour d’une question particulièrement aiguë au Japon, et également sensible en France : celle de l’enfantement.

Malgré les œuvres qui ponctuent le parcours du public jusqu’à la grande salle de la Maison de la Culture du Japon, malgré les tenues traditionnelles et les saluts respectueux de deux actrices qui entrent dans la salle en même temps que les derniers spectateurs, c’est une réminiscence de théâtre français qui s’impose à l’orée du spectacle : les deux femmes, sur le point d’évoluer dans un intérieur moderne, qui pourrait aussi bien être européen que japonais, dépouillé dans l’ensemble et éclectique dans le détail, paraissent héritières des bonnes de Genet. L’attitude de ces deux bonnes est cependant bien loin d’être subversive : l’une assoit d’emblée un ascendant sur l’autre, en l’invitant à être la plus discrète possible. Après ces recommandations, elles disparaissent derrière le rideau qui sert de fond à la scène, leur natte dressée comme un i sur la tête.

Après un passage au noir, un homme fait irruption dans l’espace intérieur, bientôt rejoint par une femme. Tous deux forment un couple, découvre-t-on, et la distance semble finalement s’installer – une distance spatiale à défaut d’être temporelle, du Japon à la France –, quand on voit l’attention que la femme porte à l’homme, alors qu’il paraît un peu la négliger. Elle lui demande s’il a froid et lui apporte un pull, lui propose du thé, l’interroge sur ce qu’ils vont manger le soir et envisage de cuisiner, même s’il n’y a pas grand-chose dans le frigidaire. Tout ça finit par agacer et devenir saillant au milieu des autres données posées dans le premier dialogue, jusqu’à ce qu’on comprenne que c’est justement de ça dont il est question, de ce rapport au sein du couple, du poids des charges domestiques qui pèse sur Teru et dont se déleste volontiers Kô.

Un noir, habité par le bruit de l’eau qui bout, introduit un flashback : Teru se confie à l’une de ses collègues, Mei, à propos de quelque chose qu’elle s’apprête à avouer à Kô, qu’on ne fait encore que deviner. Nouveau noir et Teru continue de faire advenir son secret : et que dirais-tu si j’étais enceinte ? Peu après, elle finit par révéler qu’elle l’est, enceinte, décortique les réactions de Kô et appelle Mei à la rescousse. Dans cette enchaînement réaliste, resurgissent les deux bonnes. Le regard de Kô sur elles indique que leur présence n’est pas évidente, qu’en plus d’être discrète, elle est incertaine – pour lui du moins, contrairement à Teru. Les deux bonnes introduisent un fantastique qui lentement tisse sa toile, en même temps que se forme l’idée que ces deux femmes incarnent la part domestique de la personnalité divisée de Teru.

À deux, trois, quatre ou cinq, les personnages tournent autour de la nouvelle de la grossesse et des sentiments qu’elle fait naître au sein du couple. Les règles de la dramaturgie continuent de changer à chaque scène : après la manipulation temporelle, après l’introduction du fantastique qui se déploie ensuite avec des jeux d’ombres, viennent des renversements de rôles. Tous ces ressorts permettent à Yuri Yamada de traquer la question du désir d’enfant, de la démêler des injonctions sociales et genrées. Teru se demande combien de temps elle devrait s’arrêter de travailler, s’il faut qu’elle se considère comme un humain ou une bête, si elle se pose en définitive trop de questions… et craque quand Kô parle de dépression maternelle. Des ressorts mobilisés se dégage aussi un certain comique, volontairement entretenu dans cet univers aseptisé qui progressivement se dérègle. Les chignons se crêpent et la remise en question gronde de toute part, avec Mei d’abord, avec la plus jeune des domestiques face à celle qui incarne la tradition et s’en remet constamment à ce qui a été il y a 200 ans, puis avec Teru et avec Kô.

L’acteur et les quatre actrices suivent ces règles du jeu en constante métamorphose, habitent la scénographie légèrement modifiée à chaque noir et creusent le registre qui leur revient. Tendu entre la discrétion des bonnes et la frénésie de Mei dont la voix monte dans les aigus, le couple se tient sur un fil de sensibilité particulièrement tendu. Leur partition non manichéenne permet d’accompagner les questionnements délicats de Teru, puis ceux de Kô, questionnements certainement plus nécessaires au Japon qu’en France car tabou là-bas comme l’indique l’artiste, de même que la question du consentement qui intervient à la fin. Celle-ci tend à donner de « bonnes raisons » à Teru de se montrer réticente face à sa grossesse, raisons qui diminuent la portée de la réflexion menée, qui paraissait d’autant plus juste qu’elle se passait justement de quelconques raisons. Cette donnée mise à part, le spectacle donne à penser et fait réaliser, avec le titre pour guide, que l’expérience de la maternité est peut-être le point d’achoppement de la compréhension au sein d’un couple, que les amies apparaissent comme la seule alternative de compréhension possible face à la différence irréductible entre les genres qu’impose une grossesse.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Et pourtant j’aimerais bien te comprendre… », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne à Paris.

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