« Beloved » de Toni Morrison – l’enfantôme, figuration de la hantise du passé esclavagiste des États-Unis

L’écrivaine afro-américaine Toni Morrison, décédée il y a trois ans, a acquis la pleine reconnaissance littéraire avec Beloved, roman publié en 1987 et récompensé l’année suivante par le Prix Pulitzer. Peu après, en 1993, Toni Morrison a reçu le Prix Nobel de littérature, pour « ses romans caractérisés par une force visionnaire et une portée poétique, qui donne vie à un aspect essentiel de la réalité américaine ». La réalité américaine que Beloved découvre, c’est celle l’Amérique esclave, de la veille de la guerre de Sécession à l’abolition de l’esclavage, saisie à partir d’une poignée de personnages noirs qui portent plusieurs vies en eux et sont hantés par le passé une fois affranchis. L’écriture imite le mouvement de la mémoire traumatique, qui tout à la fois refoule et ressasse, tourne autour des drames qu’elle laisse entrevoir, et tisse toute une poétique à partir de détails cristallisants qui prennent progressivement sens – jusqu’au moment de confronter pleinement à l’inconcevable.

Beloved est d’abord le roman d’un lieu, simplement désigné par un numéro, le 124. Il désigne une maison de l’Ohio habitée par une grand-mère, Baby Sugs, sa belle-fille, Sethe, et sa petite-fille, Denver. Cette maison est aussi habitée par un fantôme que les vivantes supposent celui d’une enfant morte, une fille de Sethe nommée après sa mort Beloved, qui se manifeste par des plats renversés, des miettes de pain semées ou des meubles déplacés. Les colères de l’enfantôme sont telles qu’elle fait fuir deux autres enfants de Sethe, Howard et Buglar, qui à 13 ans partent main dans la main sur les routes sans se retourner. Tandis que la grand-mère attend la mort en redécouvrant les couleurs du monde depuis le fond de son lit, restent la mère et la fille, qui confrontent le fantôme en l’appelant, car Sethe voudrait lui expliquer comment elle a eu la gorge tranchée.

Dans cette maison, arrive Paul D, qui retrouve Sethe après dix-huit ans, après le moment où chacun a fui de son côté du Bon Abri, l’endroit où tous deux étaient esclaves. Sethe était enceinte quand elle a fui, de Denver, et le bébé, par miracle, est né grâce à l’aide d’une femme blanche. Paul D, sur la véranda, s’apprête enfin à entrer dans la maison mais une flaque de lumière rouge s’interpose. Il comprend aussitôt qu’un esprit la hante, mais il choisit d’entrer, de se laisser traverser par un immense chagrin pour retrouver Sethe. Une fois réunis, Paul D rencontre Denver et découvre que Sethe a été fouettée, au point qu’un arbre lui a poussé dans le dos. Le fantôme proteste contre la présence de Paul D, mais celui-ci le chasse, au désespoir de Denver qui n’a plus que ce fantôme pour compagnie depuis la mort de sa grand-mère.

Baby Sugs et ses couleurs, le fantôme du 124, le passé au Bon Abri, la gorge tranchée d’un bébé de deux ans, la grande cicatrice qui macule le dos de Sethe, la rancune de Denver… toutes ces données narratives sont posées dès le premier chapitre, et ensuite déployées à la faveur d’un double déclenchement : l’arrivée de Paul D d’abord, et peu après, alors que Sethe semble à nouveau avoir droit à la part de bonheur qui lui revient tous les dix-huit ans à peu près, l’arrivée d’une jeune femme à peine plus âgée que Denver, un jour de carnaval. Cette femme qui parle à peine, qui ne connaît que son nom – Beloved –, fait à nouveau perdre les eaux à Sethe, déchaîne l’amour de Denver et rejette Paul D. Elle vient, sous une autre forme et plus puissamment encore, hanter le 124 à peine libéré de l’enfantôme.

En même temps qu’est tissé à petit pas le récit de l’arrivée de Beloved après celle de Paul D au 124, le passé des personnages est exhumé. Des souvenirs qu’ils se confient les uns aux autres ou des chapitres tout entiers uniquement adressés au lecteur étoilent le noyau dur posé au départ, complètent une chronologie éclatée en mille morceaux, déplient les images poétiques mystérieuses qui parsèment leurs dialogues et leurs donnent sens. La narration se refuse à toute forme de linéarité pour rendre compte d’une mémoire brisée, refoulée, qui resurgit de manière intempestive ou s’infiltre à demi-mots. Une mémoire meurtrie par d’innombrables violences, humiliations et traumatismes, entre lesquels se devinent les interminables périples de Baby Sugs, Sethe ou Paul D à travers tout le pays, jusqu’au 124 – jusqu’à la liberté. Autour de ces trois-là s’agrègent les souvenirs et traumatismes des autres esclaves du Bon Abri, de Halle, fils de Baby Sugs et mari de Sethe, de N° Six, de Paul A, de Paul F. Plus tard, viendront par parcelles les souvenirs de guerre de Paul D et les histoires d’autres affranchis, comme Payé Acquitté. Autant de destins dramatiques ramenés à la surface du présent avec l’apparition de Beloved, qui, elle, est dépourvue de mémoire.

L’écriture fait ainsi doucement mais sûrement advenir l’horreur, par boucles qui rôdent autour du passé, par spirales qui ressassent et donnent des coups de sonde. Tout est d’emblée dit, mais à chaque nouveau chapitre, des détails s’ajoutent, donnent sens à certaines paroles, certains faits, certaines images. Si à plusieurs reprises, des mystères viennent trouer la narration, le lecteur accepte d’en différer l’élucidation car dans ce monde où les vivants cohabitent avec des fantômes, il comprend que la clé arrivera plus tard, quelques pages ou quelques chapitres plus loin. Cet effet de retardement permet d’apprivoiser l’horreur, de ne pas refermer le livre horrifié, submergé de tant de violences et de tristesses, mais d’en approcher progressivement pour mieux s’y confronter. Le sourire inébranlable de Sethe qui ne reproche rien à personne – ni à Beloved, ni à Denver, ni à Paul D, qui chacun la tourmentent pourtant –, accompagnent dans la progression de ces révélations par couches. De même que les souvenirs de bonheur qui émaillent ces passés ravagés, les rares moments de joie pure : quand Baby Sugs prêchait dans les bois, réunissait tous les noirs du village et répandait des messages d’amour ; quand Denver allait à l’école, puis quand elle se retirait dans son refuge de buis ; quand Sethe arrivait au 124 avec sa nouvelle-née accouchée au bord de la rivière et retrouvait ses trois autres enfants, dont celle qui rampe déjà ; quand Sethe et Paul D s’étreignent.

Le récit est lesté par le poids incommensurable de l’histoire, par la dénonciation des violences inhumaines infligées aux esclaves, violences physiques – le fouet, le mors, le collier, le lait volé, le viol –, et violences morales, plus insidieuses encore. Ce que Toni Morrison nous amène à comprendre avec cette œuvre, c’est que ces violences engendrent des violences plus grandes encore, des violences aussi inouïes qu’un infanticide. Le roman ne prend cependant pas la forme d’un pamphlet qui mettrait les maîtres blancs en accusation. L’effet recherché sur le lecteur est plutôt celui d’une empathie immense, grâce à la peinture d’un monde dans lequel tous les éléments sont en communion, où la maison dont chaque pièce devient familière vibre au rythme des sentiments contradictoires de ses habitants, où la neige vient bénir l’amour de pitié, où les arbres rient de bonheur. Une empathie qui touche jusqu’à Sethe qui tue son enfant, empathie permise par l’embrouillamini narratif, par l’entremêlement des temps, la dissolution de la chronologie dans la mémoire traumatisée, la revenance du passé permise par le motif de la hantise.

L’œuvre se lit ainsi comme un grand puzzle progressivement complété, puzzle dont les phrases lapidaires qui ouvrent chaque chapitre présentent une nouvelle pièce, une nouvelle piste à suivre. Progressivement, les motifs sont liés, l’ordre des événements reconstitué, les conséquences associées aux causes, les points de vue confrontés – mais sans résolution. Une tension puissante est ainsi perceptible entre le plan d’ensemble de l’œuvre, dont la solide architecture est révélée par quelques indices, et sa lecture, labyrinthique. Cette tension se reporte à l’échelle des phrases, entre la précision extrême du vocabulaire, pour désigner des objets ou des impressions, et la résistance de certaines images, de leur sens différé. Cette tension crée un effet d’immersion à toutes les échelles, elle permet de comprendre sans comprendre, de retarder le moment de comprendre pour faire en attendant ressentir, vivre au rythme des sensations de Sethe, Denver, Paul D et les autres, grâce à une écriture sensorielle, pleine de couleurs, de douleurs, de sensations concrètes de froid, de chaud ou de liquide, de mouvements qui manifestent la mémoire profonde du corps.

De multiples histoires sont parfois simplement esquissées autour du noyau central – celles des esclaves du Bon Abri et de leurs maîtres antithétiques, M. Garner et Maître d’École, celles d’Ella, de Bowins, de Maîtresse Jones. Le puzzle pourrait ainsi s’étendre à l’infini et agrandir encore l’immense fresque géographique aussi bien qu’historique dessinée à l’arrière-plan, pour ainsi donner voix aux innombrables victimes qui ont refoulé, passé sous silence, se sont refusé à aimer pour souffrir un peu moins – aux « Soixante millions et davantage » posés en épigraphe. Malgré ce déploiement stellaire, le roman garde cependant la forme d’une unique mèche de cheveux laineux, d’autant plus condensée qu’elle est constituée de multiples brins. L’intrigue enclenchée par l’arrivée de Paul D et celle de Beloved est faite de bouleversements qui se déroulent sur plusieurs mois, mais on pourrait la résumer en quelques phrases. Cette immense concentration, cette gravitation de toutes les réminiscences autour d’un noyau produit à son tour un effet de hantise. Elle fait de Sethe, Denver, Beloved, Paul D, Baby Sugs et les autres des fantômes qui nous hantent, qui remuent le passé et le révèlent sous forme de visions saisissantes, qui finissent par vivre dans nos 124 intime avec la familiarité de l’enfantôme qui dérange et sollicite l’amour tout en même temps.

F.

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