« Kafka sur le rivage » d’Haruki Murakami – labyrinthe bordé de limbes

Kafka sur le rivage est un roman de l’écrivain japonais Haruki Murakami. Son titre est à la fois familier et énigmatique. Il suggère une parenté avec l’écrivain austro-hongrois, mais que l’on devine lointaine. Ces premières impressions sont programmatiques de l’expérience de lecture que propose cette œuvre, de l’articulation singulière qu’elle propose entre prosaïsme et mystère à travers le récit de la fugue d’un adolescent.

Le roman raconte en effet la fugue d’un adolescent de 15 ans qui se fait appeler Kafka Tamura. Son départ est abordé par un dialogue entre le personnage et « le garçon nommé corbeau », une manifestation de sa conscience, une sorte de double, d’ami imaginaire ou de confident qui l’accompagne dans son voyage, dont l’appellation renvoie au pseudo que le personnage s’est choisi, car, comme l’auteur le rappelle, « kafka » signifie corbeau en tchèque. Leur dialogue initial invite d’emblée à accepter l’existence d’entités à la nature indéterminée dans cette œuvre. Après leur dialogue, un récit de facture plus traditionnel mené à la première personne relate le départ de la maison du père soigneusement préparé. Mais l’auteur déstabilise à nouveau son lecteur au chapitre deux, en l’entraînant tout à fait ailleurs. Avec une police légèrement différente, il prétend reproduire un rapport de police classé secret, rapportant un phénomène étrange qui s’est déroulé en avril 1946, l’évanouissement simultané d’un groupe d’enfants en excursion sur une colline.

Les chapitres qui suivent instaurent l’alternance en norme : le voyage en car de Kafka Tamura de Tokyo au sud du Japon, à Tamakatsu, est entrecoupé par un interrogatoire faisant partie du rapport de police. Au chapitre six, une nouvelle strate narrative entre cependant en jeu, qui fait intervenir un nouveau personnage. Il s’agit d’un vieil homme qui converse avec les chats, un idiot, amnésique et analphabète, qui parle de lui à la troisième personne et qui vit grâce à une pension qu’il complète en retrouvant les chats perdus grâce à son don extraordinaire. Sont ainsi posés différents fils dont on devine qu’ils finiront par former une tresse étroitement tissée à mesure que progresse le roman. Si les différents cours d’eau paraissent encore éloignés les uns des autres, quelques mots, quelques gestes ou parfois un rythme narratif similaire d’un chapitre à l’autre créent des effets de résonance, d’écho, de réponse. Le lecteur se trouve ainsi chargé d’entrelacer les différents récits, guidé par une langue fluide, sans aspérités, à la simplicité presque quotidienne, parfois ponctuée par des expressions qui retiennent par leur étrangeté ou par des métaphores filées.

La poésie s’invite quand les frontières du réel sont ébranlées. Qu’un vieil idiot discute avec des chats, passe encore. Un évanouissement collectif en forêt resté inexplicable met quant à lui le langage administratif en échec, et seule la confession épistolaire pourra apporter les clés manquantes du puzzle. Quand Nakata, le vieil idiot, se trouve contraint de tuer un homme qui se fait appeler Johnnie Walken pour l’empêcher de tuer des chats grâce auxquels il construit des flûtes qui attirent les âmes humaines, le langage ne peut rester strictement quotidien. L’histoire de Kafka Tamura, surtout composée des gestes qu’il répète chaque jour – se nourrir, faire son sport, nettoyer ses vêtements, lire – paraît longtemps arrimée au réel, mais elle aussi est bientôt gagnée par l’étrange, lorsqu’il avoue se sentir condamné par une malédiction œdipienne formulée par son père, qui lui a prédit qu’il le tuerait et qu’il coucherait avec sa mère et sa sœur.

D’une certaine façon, la malédiction se réalise, mais dans des mondes parallèles, ou en rêve. Murakami entraîne au fin fond de forêts labyrinthiques, dans lesquelles se trouvent des sanctuaires renfermant des pierres qui ouvrent des portes ou des êtres du passé. Il n’est pas pour autant possible d’identifier un moment de bascule net entre le réel et ces espaces aux coordonnées indéfinissables. Les personnages habitent notre monde, ils mangent des repas aux menus détaillés, s’habillent avec des vêtements soigneusement décrits, se déplacent grâce à des moyens de transports quotidiens. S’ils s’étonnent d’une pluie de maquereaux ou de sangsues, ils ne s’arrêtent pas pour autant de vivre. Ils nous apprennent ainsi à accepter l’extraordinaire dans leur monde de fiction, à l’accueillir – comme Nakata apprend à Oshino, le jeune chauffeur de camion qui l’accompagne dans sa quête, à renoncer à comprendre, à envisager ce qui lui paraît fantastique comme simplement merveilleux.

Le lecteur est entraîné dans cet univers bordé de limbes par des personnages singuliers. Kafka Tamura et Nakata sont aidés, d’Oshino, donc, mais aussi d’Oshima, être androgyne ou transgenre, et de Mlle Saeki, prisonnière d’un amour passé. Tous sont des marginaux aux personnalités excentriques, qui se sont extraits d’une vie bardée d’injonctions pour se réaliser et mener la quête qui les anime. Chacun d’eux suit une trajectoire atypique ponctuée par des rencontres déterminantes, entre eux ou avec des êtres qui n’existent pas – fantômes, morts, esprits ou divinités. Des liens se tissent, qui prennent parfois la forme de rapports sexuels intenses, mais la solitude de chacun d’eux domine. Parmi eux, pour la plupart inaccessibles, se distingue Nakata, le plus attachant par sa simplicité et sa sagesse bonhomme et profonde.

Tous ces personnages sont tiraillés entre la trivialité du quotidien avec lequel ils négocient et les signes ou phénomènes indéchiffrables qu’ils interprètent comme des métaphores. Ces signes sont pour beaucoup apportés par leurs lectures, par des peintures qu’ils contemplent ou des musiques qu’ils écoutent. La narration est hantée par un tableau et un morceau de musique qu’on croit connaître, qu’on croit voir et entendre par le prisme de la sensibilité des personnages. En outre, à de nombreuses reprises, Murakami donne à voir Kafka Tamura en train de lire, dans la bibliothèque de Tamakatsu ou sur les marches d’un refuge en forêt. La plupart des œuvres commentées sont bien réelles, issues de la culture japonaise ou occidentale. L’auteur fait ainsi entrer une culture vaste et hétéroclite dans son roman, comme des pans d’histoire dont les traces sont tenaces : les bombardements de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la guerre du Japon à la fin des années 1960, et même la Shoah.

Un chapitre du Procès de Kafka s’intitule la « Parabole de la Loi ». Un homme se présente devant une porte, mais il est arrêté par une sentinelle qui lui décrit les nombreux obstacles qui l’attendent au-delà de cette porte. L’homme passe sa vie devant cette porte et s’étonne au seuil de la mort que personne ne se soit présenté à cette porte à part lui. La sentinelle lui annonce que cette entrée qui devait le conduire à la Loi était destinée à lui seul, avant de partir. Si le souvenir de cette parabole revient en mémoire à la lecture de Kafka sur le rivage, c’est parce qu’après le meurtre qu’il a commis, Nakata recherche la « pierre de l’entrée », une pierre à qui il parle, grâce auquel il ouvre une faille spatio-temporelle qui permet au passé et au présent de se rencontrer. Kafka Tamura ne rencontre jamais la sentinelle Nakata ; il s’aventure en revanche dans le labyrinthe du passé quand l’occasion se présente à lui, et découvre plus de questions que de réponses aux énigmes qui le constituent. Le roman peut ainsi se lire comme l’envers de la parabole de Kafka, un développement possible de ce qu’aurait été l’aventure de l’homme de la parabole s’il avait passé la porte. À ceci près que le récit de Murakami ne contient pas une réflexion sur la justice, comme le Procès, mais sur les origines. Là se joue encore le passage de la parabole au roman, dont l’un des thèmes de prédilection, comme l’a démontré Marthe Robert, est celui des origines. Après avoir quitté son père, à l’égard duquel il ressent des sentiments aussi violents que ceux formulés par Kafka dans sa Lettre au père, Kafka Tamura l’enfant bâtard se rêve une famille imaginaire et envisage que chaque femme qu’il rencontre puisse être sa mère ou sa sœur, malgré le désir sexuel qu’il ressent à leur égard.

Le roman prend ainsi la forme d’un récit initiatique, d’une immense quête déployée sur quelques jours seulement – les notations temporelles qui le rappellent surprennent chaque fois, tant les durées paraissent étirées, le temps dissout dans les expériences hors du commun des personnages. La concentration spatiale est quant à elle mise en valeur, soulignée par la convergence progressive des différents récits posés de manière indépendante au départ. Les 49 chapitres du roman installent dans un univers aux frontières floues, dans lequel tout est possible, mais qui devient familier à force de répétitions. Le dénouement, sans confronter au caractère indéchiffrable de la parabole, ne satisfait pas totalement le besoin de réponses suscité par le roman, mais les pages qui précèdent n’ont cessé de démontrer que les réponses importent moins que les hypothèses, et les faits que les rêves. Ce qui reste est dès lors une expérience de lecture labyrinthique, une quête narrative qui accompagne la quête identitaire des personnages, à l’origine de multiples réflexions qui se déposent tout au long de la lecture et prennent la forme de méditations.

F.

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