Dans 10 millones, Carlos Celdrán retrace le parcours de l’enfant qu’il a été, mais peut-être plus encore celui de ses parents. Leur histoire est celle de toute une génération, celle qui a connu la Révolution cubaine et qui s’est déchirée en deux camps : les partisans d’une part, pris d’une nouvelle passion politique et d’un espoir sans limite – telle la mère de Celdrán –, et les sceptiques, qui ont préféré renoncer à un idéal qui paraissait trop beau pour être vrai pour se consacrer à une vie plus tranquille – tel le père de Celdrán.
Dès le départ, l’élan révolutionnaire de la mère rend caduque un lien amoureux déjà fragile, et la séparation s’ensuit. L’enfant est alors pris entre sa mère qui consacre toute son énergie au Parti et à ses principes, et son père qu’il ne voit que l’été, après avoir entendu sa mère le traiter de faible et d’incapable tout le reste de l’année. En plus de ce déchirement, l’enfant doit encore se débattre avec l’école, qui tente de le formater, et les médecins auxquels on l’envoie pour le rendre plus « normal » et face auxquels il lutte pour ne pas laisser lui échapper sa vérité quant à son orientation sexuelle.
L’histoire cubaine précipite son drame. D’abord avec l’échec de la campagne des « 10 millions » – objectif en tonnes donné par l’Etat pour relancer l’économie du pays en 1970 avec la culture du sucre –, puis avec la crise de l’ambassade du Pérou qui se conclut avec le départ de milliers de Cubains considérés comme des traîtres par ceux qui restaient – épisode que l’histoire a nommé l’exode de Mariel.
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Pour la première fois avec 10 millones, le metteur en scène cubain Carlos Celdrán a signé le texte du spectacle qu’il montait. Reprenant un écrit autobiographique commencé au cours de ses études, qui n’avait au départ d’autre ambition que celle de démêler l’écheveau de l’histoire familiale, il l’a mis à l’épreuve de la scène et a créé à partir de lui une autofiction théâtrale.
De tous les spectacles vus pendant trois ans passés à La Havane, 10 millones, créé en 2016, est le plus mémorable. Il tient une place à part dans le paysage théâtral cubain, non seulement par sa qualité – littéraire et esthétique – mais aussi par sa portée politique. Échappant aux biais d’une censure qui ne s’assume pas comme telle grâce au détour par l’intime, Carlos Celdrán invite avec cette œuvre à une réflexion profonde sur l’histoire de son pays, et affirme la nécessité de sonder un passé trop rapidement mis de côté.
Ce texte ne touche pas seulement les Cubains, qui finissent en larmes à chaque représentation. Il offre une perspective inédite et sensible sur la situation indéchiffrable de ce pays depuis la Révolution de 1959. La simplicité de la langue de Carlos Celdrán, qui donne une intensité toute particulière à chacun de ses mots, fait l’économie de l’explication à la faveur de l’impression. Plutôt que d’exposer les enjeux profonds d’un épisode historique, l’auteur les donne à percevoir à travers le destin de ses personnages, et cette échelle résolument humaine se révèle plus éloquente que tout discours érudit.
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