Après Désobéir, « Pièce d’actualité » née en novembre 2017 à Aubervilliers et depuis en tournée, Julie Bérès a souhaité offrir le pendant masculin de ce spectacle et constituer ainsi un diptyque sur le genre et ses injonctions. Le souvenir très fort laissé par Désobéir, coup de cœur d’Avignon 2019, spectacle depuis resté en tête et souvent évoqué comme référence à une forme de théâtre immédiat, très juste à l’endroit qu’elle occupe, rendait inévitable la découverte de La Tendresse. Le risque de la déception était pourtant à la hauteur de l’attente, d’autant que la déclinaison d’une formule qui a fait ses preuves ne constitue jamais une garantie, que ce soit au théâtre, en littérature, au cinéma ou dans l’industrie des séries. En outre, il ne semble pas aussi nécessaire de laisser place au masculin sur scène comme au féminin. Très rapidement, ces craintes ont cependant été balayées par une authentique joie, nourrie tout au long du spectacle, qui amène à conclure que c’est précisément de ce théâtre-là dont nous avons besoin par les temps qui courent.
La salle Roger Blin du Théâtre Gérard-Philipe est pleine, le public est nombreux, heureux d’être là. Majoritairement composé de jeunes, des scolaires de Saint-Denis probablement, il convoque d’emblée le souvenir de Désobéir. Les spectateurs prennent place face à une scène occupée par une grande structure noire, un espace indéfini qui apparaît d’emblée comme un terrain de jeu, composé de plateforme, pente, barres latérales et marches, sur lesquelles s’asseoir, monter, glisser, grimper, s’accrocher ou se tenir en équilibre. Une bande arrive d’un coup, en masse, elle déboule par la double porte qui se trouve au milieu de la structure, avec une démarche agressive. Rien ne paraît pouvoir les arrêter, pas même le bord du plateau – et certains membres de cette bande enjambent d’ailleurs quelques rangs du public. Leur regard est inquisiteur, tendu vers nous, puis d’un coup, ils se jettent sur les parois de la scénographie pour écrire à la craie le nom du spectacle et leurs prénoms, de manière frénétique, partout et autant de fois que nécessaire pour ne laisser aucun espace vierge, sans cesser de nous jeter des coups d’œil à la dérobée – nouvelle référence à Désobéir, qui commençait de façon similaire.
Une fois leur œuvre terminée, ils retardent encore le moment de parler et se mettent à chanter et danser sur le rap « Bande organisée », morceau d’un collectif marseillais dont certaines paroles sont devenues célèbres : « Nique ta mère sur la Canebière, nique tes morts sur le Vieux-Port »… Les membres de la bande se laissent traverser par le rythme du morceau et la violence de ses paroles, leurs corps déjà tendus à l’extrême, aussi provocants qu’incontrôlables – pas exactement tendres ! Le changement de ton paraît radical quand après s’être bousculés, ils s’installent en occupant tout l’espace et poussent l’un d’entre eux à raconter sa première fois. Djamil avance, hésitant, balbutiant : fragile. Ahmed Madani, dans Incandescences, texte né de la rencontre de jeunes de banlieue, se servait lui aussi de récits de « premières fois » pour les amener à se livrer, à se dire depuis le plus intime. Aborder la vie sexuelle semble être le moyen de faire tomber le masque des brutes, et c’est ce que disent encore les chevilles de Mohamed qui flanchent quand il avoue à son tour qu’il est encore vierge. Son aveu est d’autant plus difficile à faire que les autres, bien loin d’être bienveillants, se moquent, le charrient, le provoquent – font tout pour ne pas laisser place à une émotion qui leur paraît encombrante.
Leurs peines de cœur et leurs relations avec les femmes, ce continent qui leur paraît totalement inconnu ; leurs pères absents et/ou autoritaires qu’ils feront tout pour ne pas imiter – certains rêvent d’être des mères pour leurs enfants, et de passer leurs journées à plier du petit linge et à écouter le bruit de la machine à laver ; leur rapport à un corps qu’il faut musclé ; leur éducation sexuelle par le porno ; leurs techniques de dragues ; leur négociation avec la culture patriarcale et sexiste dont ils ont hérité ; le poids de l’idéal du superhéros qui se relève chaque fois même criblé de balles ; l’accusation d’être pédé qui s’immisce jusque dans la nourriture qu’ils choisissent ; les conséquences de #metoo et leur façon de prendre en compte le consentement ; les injonctions à être fort, courageux, viril mais aussi respectueux et féministe, à être un mec bien… ce sont toutes ces questions que soulèvent Julie Bérès, Kevin Keiss et Lisa Guez, avec la collaboration d’Alice Zeniter.
La bande réunie offre un échantillon représentatif qui entame la notion même de bande : dans le détail, les huit corps réunis sont trop différents par leurs orientations sexuelles, leurs origines, leurs histoires personnelles pour constituer une authentique bande. Peu importe, ensemble, ils peuvent rendre compte du vaste travail effectué en amont du spectacle, lecture philosophiques, sociologiques et politiques d’une part et collecte de témoignages d’une cinquantaine de jeunes hommes d’autre part. L’impression d’immédiateté qui se dégage de la présence des huit acteurs sur scène est d’autant plus fascinante qu’elle est justement le résultat de ces recherches, ainsi que d’une écriture collective. Une écriture fine, ciselée, qui se fait oublier pour que l’intimité du témoignage et la vitalité de la parole restent intactes. Son rôle est surtout d’organiser la circulation de la parole. Le risque d’une telle dramaturgie est d’amener les membres de la bande à parler l’un après l’autre, en liant les monologues par des transitions un peu artificielles. L’effet catalogue est ici totalement évité : ceux qui parlent longuement ne sont pas relégués au silence, ils continuent d’intervenir, et le dialogue est aussi important que le monologue.
La parole est en outre constamment tendue par la mise en valeur de corps sur scène. Elle devient chant, danse, en battle ou en solo, bagarres ou accolades – mais pas trop longues, les accolades. Il n’y a pas de facilités dans la mise en écoute des voix collectées, grâce à l’élaboration d’une structure sophistiquée, imprévisible, que l’on découvre grâce à des reconfigurations permanentes de la bande et accompagnés par le rythme de leurs performances, qui reconstituent régulièrement l’effet de masse premier. La tentation aurait également pu être de stigmatiser chacun des membres, de les rendre emblématique de telle ou telle posture de manière caricaturale. Il y a certes un gay, un misogyne et un puceau dans le tas, mais ils ne sont jamais transformés en représentant de tel ou tel discours. Au contraire, les auteurs et autrices se servent d’eux pour s’enfoncer dans des contradictions, révéler des rapprochements à des endroits inattendus, ou montrer comment ils se déplacent au contact les uns des autres. Bien loin d’apporter des réponses, de construire un discours dogmatique sur le masculin, cette dramaturgie laisse les questions ouvertes, en s’efforçant de les formuler de la manière la plus précise possible.
L’énergie de ces jeunes hommes, leur violence, leur colère, sont aussi communicatives que leur émotion quand elle affleure – pas nécessairement là où on pourrait l’attendre. L’humour est également un vecteur clé de communication, tout comme le contact permanent maintenu avec la salle, jamais totalement plongée dans le noir. Le public ne sert pas seulement d’interlocuteur lointain. Quand ils n’essaient pas des techniques de drague bancales sur des spectatrices, les acteurs sautent à la gorge de ceux qui se mettent à rire alors qu’ils se mettent à nu de manière maladroite. À l’inverse, les spectateurs battent volontiers la mesure quand ils chantent ou dansent, applaudissent spontanément la performance de Junior qui paraît se dérober à la gravité ou celle de Natan sur ses pointes, ou de manière plus vindicative qu’admirative les répliques envoyées comme des flèches à Tigran pour démonter ses raisonnements misogynes.
Au sein de la bande se trouve une femme, d’emblée identifiée sous son large sweat à capuche par ses traits et sa voix. Sa présence reste longtemps embusquée, alors qu’elle interroge. À mesure que l’on est plongés dans le monde de ces jeunes hommes, on rêve à un troisième volet où les acteurs de La Tendresse et les actrices de Désobéir s’affronteraient pour surmonter leur méconnaissance mutuelle. Les discussions prendraient sûrement la forme de joutes, mais elles permettraient peut-être la reconnaissance d’une sensibilité commune, d’un même besoin de réconfort et de consolation au-delà de tout différentialisme, qui pourraient constituer les bases d’une amitié – grande manquante des relations masculines. Ce projet de confrontation est en partie réalisé par la présence de Naso Fariborizi. Quand elle se met à danser, on reconnaît aussi les mouvements hallucinatoires de Charmine dans Désobéir. Ses membres tremblent, de manière saccadée, comme si on la voyait en visio avec une connexion fluctuante. Après cette longue performance qui la met en nage, elle raconte avoir voulu être un fils pour son père, avoir jeté ses poupées avec l’espoir de lui plaire, puis avoir préféré la compagnie des garçons, qu’elle s’efforce de façonner à son goût quand elle s’engage dans une relation. Le dialogue ne s’établit pas entre elle et ceux qu’elle croit ses pairs, mais sa présence complète le portrait de la jeunesse actuelle que dressent de manière particulièrement brillante les deux spectacles de Julie Bérès.
Cette jeunesse, si elle se débat avec des injonctions contradictoires qui la fragilisent, si elle reste encore à déconstruire en plusieurs points, se pose suffisamment de questions pour donner de l’espoir en l’avenir. En attendant, ses modes de communication et de pensée, sa capacité à occuper une scène, à prendre la parole et à danser, paraissent faits pour la scène. Ensemble, ils constituent le théâtre en endroit où partager des questions sans prétendre y répondre et où rire de ce qui peut par ailleurs être source d’angoisse et d’inquiétude. Le public de Saint-Denis, auquel il paraît particulièrement pertinent de montrer ce spectacle – plus que celui des Bouffes du Nord par exemple, qui l’accueillera bientôt – ne s’y trompe pas et réserve une standing ovation aux acteurs à la fin, debout, sifflant et applaudissant à tout rompre une œuvre qui lui parle sans détours tout en lui adressant de multiples interrogations.
F.
Pour en savoir plus sur « La Tendresse », rendez-vous sur le site du Théâtre Gérard-Philipe.