Adolescence et territoire(s) : « Les messages d’amour finiront bien par arriver » – ode à la jeunesse

Après l’Odéon et avant l’Espace 1789 de Saint-Ouen, les jeunes qui participent depuis le début de l’année au programme « Adolescence et territoire(s) » ont présenté au T2G le résultat d’un an de travail. Ils sont plus de vingt et viennent de Paris 17è, Gennevilliers et Saint-Ouen ; ils sont pour la plupart lycéens, âgés entre 15 et 20 ans. Mais ce sont là leurs seuls points communs – pour le reste, le groupe qu’ils forment se distingue par son hétérogénéité. Cette année, l’artiste qui les a accompagnés et qui a écrit pour eux une œuvre est Marie Piémontèse. Elle est surtout connue en tant qu’actrice de Joël Pommerat, mais est aussi auteure et metteure en scène au sein de la compagnie Hana San Studio, fondée par Florent Trochel qui co-signe la mise en scène de ce spectacle, Les Messages d’amour finiront bien par arriver. Ensemble, ces deux artistes ont offert à ces jeunes un très beau texte et une très belle œuvre scénique, qui donne foi en la jeunesse d’aujourd’hui.

L’espace est blanc et neutre, comme pour laisser à chacun de ces 25 jeunes la chance d’y trouver sa place. On commence d’emblée au plus près d’eux, avec un duel qui oppose une jeune qui annonce vouloir avoir 15 ans toute sa vie, pendant 90 ans si c’était possible, et une autre qui veut au contraire sortir à tout prix de l’adolescence pour être enfin adulte. Les deux filles argumentent. Leurs mots sont précis : les phrases ont probablement été réécrites à partir d’un travail d’improvisation, ce qui leur permet d’entretenir une juste distance avec ce qu’elles sont, de décoller de leurs façons d’être et de parler, sans avoir pour autant à endosser un rôle. Cette langue qui n’est pas tout à fait la leur et qu’il leur faut dompter prend le pas sur la maîtrise de leurs corps, un peu maladroits. Leurs bras, comme ceux de la majorité du groupe, sont ouverts, tendus en avant, tournés vers celui avec lequel il faut interagir. Le débat prend fin quand l’une des deux comprend que, finalement, elles aspirent toutes deux à la même chose : la liberté.

Ce point de départ posé, tous les corps se mettent en mouvement et se croisent, créant une belle masse sur le plateau. On se croirait sur un passage piéton de Manhattan, comme dans les films, ou dans un couloir de métro. Le mouvement s’arrête, et deux filles, à nouveau, s’affrontent – à nouveau. L’une annonce à l’autre qu’elles ne peuvent plus être amies, parce que sa mère ne le veut plus. L’autre s’offusque, tente de comprendre, d’argumenter, mais en vain. Leur dialogue est soutenu par le reste du groupe, qui reprend à intervalles réguliers son mouvement ou assiste à la scène, créant une dynamique autour de ces deux individus, mettant en valeur de quoi il retourne vraiment dans cette scène.

Avec elle, on se situe encore proche de ce que l’on imagine être le quotidien de ces jeunes. Mais le tableau suivant propulse dans la fiction, quand un roi se présente à ses conseillers et leur demande lequel d’entre eux connaît les frontières de son royaume. Le fantôme de Lear s’invite sur le plateau. Néanmoins, il ne s’agit pas ici de diviser le royaume entre trois filles, mais d’en connaître les limites. Ses conseillers lui opposent qu’il n’est pas nécessaire de les connaître, moins encore de les fixer, que l’inconnu est un gage de qualité, la malléabilité une force. Mais le roi s’entête, et trouve des flatteurs capables de satisfaire son orgueil, qui lui promettent de déterminer ces limites, et surtout de les faire connaître à chacun de ses sujets.

A ce stade, l’enchaînement de ces différentes scènes laisse un moment craindre un patchwork disparate. Petit à petit, heureusement, les thèmes posés sont ensuite repris et tissés. Le motif du tissage est d’ailleurs aussitôt après dessiné par l’apparition de trois Parques, qui, d’une même voix, en un chœur parfait, disent tisser le fil des vies humaines puis le couper. L’image la plus structurante du spectacle arrive ensuite, lorsqu’une petite perdue en forêt lit un texte de Kantor, « Ma pauvre chambre de l’imagination ». Les quelques lignes qu’elle partage avec une autre deviennent le support d’envolées, et encouragent à voir le plateau comme la chambre de l’imagination de tous ces jeunes, non pas pauvre, mais riche d’eux tous, animée de dessins, de danses et de chants, et bruissante de multiples langues. En plus de multiplier les talents, plusieurs de ces jeunes sont en effet des primoarrivants – ou étrangers récemment arrivés en France –, qui tentent et réussissent par le théâtre de surmonter la frontière symbolique de la langue 

Or tout est bien ici question de frontière. Elle prend la forme d’un désert dans lequel on se perd, pour un petit groupe qui s’est aventuré hors de la ville à la recherche de la dernière forêt qui existe. Ou de la petite fenêtre d’une salle de bain, par laquelle est faite une intrusion jusqu’à un couloir. De manière plus symbolique que sensible, les frontières sont aussi les étiquettes, les cases, les assignations dans lesquelles chacun est enfermé, qui limitent – notre appréhension de l’autre et du réel. Celles-ci sont remises en cause par la voix d’un porte-parole qui veut les faire physiquement éclater, ou par les banderoles blanches d’un groupe qui manifeste en musique plutôt qu’avec des mots.

Lorsque ces « enfants-monde » en viennent à congédier les adultes de leurs fonctions, pour réclamer le pouvoir et les responsabilités qui vont avec, on ne peut s’empêcher de penser à la liste qui s’est présentée aux récentes élections européennes, « Allons enfants », le « parti de la jeunesse », ou aux prises de parole de Greta Thunberg, la jeune Polonaise de 16 ans qui s’est fait entendre à la COP24 et qui depuis transmet un message écologiste retentissant.

Pour chacun de ces tableaux, constitués comme des unités autonomes qui s’amplifient au contact les unes des autres, des membres différents du groupe se distinguent, et cherchent et réussissent à imposer une présence sur scène bien à eux. Tous ne sont pas pour autant également mis en valeur. Mais l’hétérogénéité est pleinement assumée, car c’est elle qu’ils défendent à travers le texte de Marie Piémontèse, qui encourage à s’extraire de la norme, des constantes, des moyennes, à la faveur de la différence, de l’ouverture, du dépassement des frontières – physiques, symboliques, perceptives, spatiales et temporelles.

La mise en œuvre de cette hétérogénéité se manifeste également dans les différents registres employés et les différents mondes évoqués, qui instaurent chaque fois des nuances de distances avec le réel et le quotidien. Mais de la même façon que la pratique du théâtre finit par unir les membres tous uniques de ce groupe, des remarques méta-théâtrales viennent créer du lien entre les morceaux de ce spectacle. Les jeunes acteurs font par exemple remarquer la puissance du jeu, et évoquent la catharsis. Ou indiquent qu’ils cherchent à cet endroit une transition– autre frontière qui devient lieu de passage. Ces commentaires soulignent la conscience qu’ils ont de leur geste artistique, également intensifié par les moyens techniques mis à leur disposition. L’écriture qu’ils ont suscitée, alliée aux lumières ou à la vidéo, plus que n’importe quel texte fixé à l’avance qu’ils se seraient approprié, leur ressemble finalement, et se révèle capable de leur donner une juste place sur la scène.

Dans l’informe assumé de ce spectacle, fait d’une succession de moments joliment raccordés capable d’accueillir toutes ces différences, toutes ces questions qui les traversent, ne manque que l’amour annoncé. Il n’y a pas de messages d’amour ici, comme pouvait le laisser croire le titre du spectacle. Les relations qui priment sont ici amicales. L’ombre des parents plane, mais à leur autorité, le groupe oppose la formation d’une communauté sans hiérarchie, où chacun est libre de choisir sans être jugé. L’utopie n’est pas que fictionnelle : en repartant, on est convaincu de l’unité profonde de ce groupe si disparate, dans lequel chacun d’eux a pu faire tout au long de l’année l’expérience de la différence, a pu dépasser les signes extérieurs d’une identité qui sert souvent de refuge pour assumer ce qu’ils sont vraiment et coexister en complicité. L’expérience laissera probablement une marque profonde en chacun d’eux, d’un point de vue personnel – mais aussi probablement d’un point de vue artistique pour certains d’entre eux.

F.

 

Pour en savoir plus sur ce spectacle, rendez-vous sur le site du T2G.

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