« Quoi ? Rien », dirigé par Frank Vercruyssen, au CNSAD – bal démasqué

Alors que les spectateurs sont impatients de retourner en salle après plusieurs mois sans théâtre ou presque, la saison 2020-2021 tarde encore à commencer. La fin de l’été et la rentrée ont heureusement été une période de travail fructueuse pour les étudiants du CNSAD (Conservatoire national supérieur d’art dramatique). Frank Vercruyssen, l’une des figures emblématiques du groupe de théâtre flamand tg STAN, a dirigé un stage avec eux, et leur a proposé, de manière peu surprenante compte tenu du répertoire de sa compagnie, de travailler sur des œuvres Tchekhov. Partant de cet auteur, il leur a transmis sa méthode de travail, méthode fondée sur une dynamique de groupe qui sied particulièrement à une promotion de jeunes acteurs, qui se forment dans un esprit de partage. Tous ensemble proposent une déambulation dans le Conservatoire et dans l’œuvre de Tchekhov, grâce à un ample travail d’appropriation des textes, qui donne l’occasion d’une observation minutieuse de l’humain – de personnages aux sentiments enchevêtrés, mais aussi de jeunes acteurs qui se mesurent à eux et se forment à leur contact.

Les spectateurs, pour la moyenne aussi jeunes que les étudiants du Conservatoire, sont invités à patienter dans le hall. Malgré les masques que chacun porte, la vie palpite déjà : ce sont surtout des amis et des proches qui constituent le public de ce spectacle de formation. Certains, dans la foule, se distinguent par leur visage entièrement découvert. A un moment donné, l’une de ces infiltrés pousse un cri : « Quoi ? Rien ». Elle exprime d’emblée l’ennui, celui d’Anna Petrovna et de sa compagnie, engourdis par l’hiver, qui attendent avec impatience l’arrivée de Platonov pour s’animer de nouveau. Les répliques et traits d’esprit fusent à partir de ce coup d’envoi. Les colonnes du hall entravent un peu le regard, les voix sont mises à l’épreuve de la distance, mais le courant réussit à passer, l’énergie à prendre. Peu à peu, les figures et les relations qui les unissent s’esquissent.

Mais bientôt, le dîner annoncé divise le public, entre ceux qui ont reçu un ticket jaune, et ceux qui ont reçu un ticket bleu. Certains iront voir des morceaux d’Ivanov entremêlés à ceux de Platonov qui a ouvert la soirée, et d’autres des morceaux de Vania. Le principe d’entrecroiser plusieurs pièces de Tchekhov entre elles n’est pas nouveau. Il y a deux ans, Julie Deliquet, elle aussi adepte d’un théâtre de groupe, présentait un alliage d’Ivanov et Les Trois Sœurs qu’elle nommait Mélancolie(s). Ici sont encore ajoutés des fragments de lettres ou de carnets, qui cherchent à rebattre plus encore les cartes de l’énonciation, et ainsi obliger le spectateur à une écoute plus verticale que linéaire, à plonger dans la profondeur de séquences isolées plutôt qu’à poursuivre une logique de continuité.

Les détenteurs d’un ticket jaune sont donc invités à monter dans la salle Jouvet, où une fête costumée les attend. Sans transition – si ce n’est la même dynamique de groupe qui sied si bien aux jeunes comédiens –, on passe de Platonov à Ivanov. Comme en bas, la parole circule de l’un à l’autre, comme si tous participaient à un jeu de balle. Ça rebondit dans tous les sens, les nuances sont infinies, et multipliée par des regards entendus aux spectateurs qui cernent la scène improvisée des quatre côtés. Cette aisance est le résultat d’un long travail d’appropriation du texte, discret mais sensible, travail qui caractérise en profondeur le théâtre des tg STAN et dont les vestiges sont donnés à entrevoir grâce aux nombreuses feuilles qui finissent par joncher le sol – copies du texte annoté, fragments réécrits, notes de travail.

La dynamique de groupe qui sert de point de départ à la soirée ne peut cependant se maintenir éternellement en place. Des face à face s’y substituent, qui ancrent certaines situations. Ivanov se trouve ainsi confronté par Alexandra, qui l’aime, au médecin de sa femme, qui l’accable de reproches, et à sa femme, qui lui reproche de ne plus l’aimer. De son côté, Platonov passe de Sofia à Grekova et à Triletsky. Le contraste est radical des scènes de groupe aux duos, d’autant plus qu’il est difficile de garder une légèreté de ton dans les dialogues à deux. Mais la scénographie mouvante imaginée par Vercruyssen, assisté de Jeanne Bred, les entrées et sorties par tous les côtés, les bruits de fond qui parviennent de l’autre mise en scène, réussissent à compenser l’effet de retombée. L’énergie peut être entretenue par une nouvelle disposition des bancs, des regards et des corps, ou, à plus forte raison, par l’invitation à sortir dans la rue, pour assister à un feu d’artifice de fortune. Dans ces déplacements d’un lieu à l’autre, les acteurs renouent avec le public et l’enthousiasme du groupe reprend le dessus sur le cynisme d’Ivanov et la mélancolie de Platonov.

Ces deux personnages rayonnent au centre des deux premières pièces de Tchekhov. Le montage met en valeur leur ressemblance, au-delà de leurs différences, en particulier dans les rapports qu’ils entretiennent avec les femmes. L’un et l’autre subissent l’amour et se laissent fasciner par leur pouvoir de séduction, sans jamais trouver le courage d’aimer en retour. Le nombre important d’acteurs aussi bien que les fragments des deux pièces choisis – les plus intenses à chaque fois – mettent tout particulièrement l’accent sur la ronde des femmes qui gravitent autour de Platonov et qui se heurtent à sa légèreté, à son indifférence, à sa cruauté. Ivanov ne s’en tire pas mieux, à chaque scène plus fréquemment traité de monstre. Dans les deux cas, ces rôles sont difficiles – pour n’importe quel acteur –, et l’endroit par lequel les aborder n’a pas été trouvé ici. La contrepartie de ces deux personnages, c’est en revanche de belles partitions féminines. Elles sont ici mises en valeur par un jeu sensible, qui anime les visages et les corps des jeunes actrices, jeu prolongé par leurs costumes qui ont juste ce qu’il faut de remarquable. S’animent à tour de rôle une Anna Petrovna à la hauteur de celle d’Emmanuelle Devos, mémorable, une Sasha (Platonov) souriante et très peu victime, une Sofia vibrante et touchante, ou une Alexandra (Ivanov) follement libre et moderne.

Ce carrousel qui n’en finit pas nous entraîne de la rue Sainte-Cécile, qui cerne le Conservatoire, à la bibliothèque de l’école, avant que la soirée ne s’achève à nouveau dans la salle Jouvet. Là, nous attend un banquet, pour le mariage d’Ivanov et Alexandra. Le terme n’est pas qu’une image : sur les tables dressées, nous attendent une assiette composée de quelques mets – surprise d’autant plus savoureuse qu’elle libère du masque pour quelques instants. Cette configuration situe les spectateurs encore plus près des acteurs, observés à la loupe alors qu’il se débattent avec les sentiments de plus en plus désespérés de leurs personnages. A la faveur d’une sonnerie de portable, on les voit même improviser. Les personnages s’estompent un instant et la joie de jouer éclate alors, les acteurs sont plus brillants que jamais. Le spectacle s’achève en danse, confirmant que c’était bien une fête à laquelle nous étions conviés, un bal démasqué qui a permis de démontrer la vitalité qui traverse chacune des répliques de Tchekhov. Comme Alexandra qui dit à Ivanov ne pas vouloir avoir « toute la vie devant elle » mais s’en emparer là, maintenant, tout de suite, ces acteurs révèlent qu’ils n’aspirent pas au théâtre, mais qu’ils le conquièrent dès maintenant, là, tout de suite.

F.

Pour en savoir plus sur « Quoi ? rien », rendez-vous sur le site du CNSAD.

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