Plus de trois ans après leur premier spectacle, Le Signal du promeneur, présenté dans le Off d’Avignon et plusieurs fois récompensé, les membres du Raoul Collectif présentent au Cloître des Carmes leur nouvelle création, Rumeur et petits jours. Ce long temps de gestation leur a notamment permis de faire un voyage au Mexique, où ils ont rencontré des Huitchols, indigènes qui leur ont révélé d’autres possibles, d’autres modalités de vie et de pensée. Egalement inspirés par la pensée situationniste et l’idéologie de la Société du Mont-Pèlerin, ils entreprennent dans leur spectacle de déplacer nos cadres de réflexion.
Le plateau du Cloître des Carmes est très épuré par rapport à l’an dernier, lorsque Novarina l’avait investi. Au centre, se trouve seulement une rangée de tables, accompagnée de chaises et de micros et surmontée d’un cadre de régie. L’espace sobre prend son sens quand, dès avant le début du spectacle, un décompte est lancé par une voix off : « Antenne dans dix minutes ». Quand les comédiens sont enfin tous présents sur scène pour commencer pour de bon, ils vont jusqu’à intégrer l’annonce qui précède chaque spectacle priant de ne pas prendre de photos ou de vidéos, pour inviter les spectateurs dans un studio d’enregistrement.
Le procédé invite à voir là où il ne reste d’ordinaire que l’écoute. Cet invisible devient spectaculaire, au sens littéral, avec la présence de cinq hommes, dans leurs vêtements années 70, leur style chic avec veston, cravate, gilet ou col roulé, donnés à observer avant la parole, le temps d’un long générique swing qui annonce le début de leur émission. Par la suite ils fument, griffonnent, reçoivent des télex, font des messes basses, ou laissent entrevoir le décalage entre leur intonation et l’expression de leur visage qui livre leur véritable sentiment.
Jules, Robert, Jean-Michel, Claude et Jacques sont les animateurs d’un programme vieilli, à France Culture, qui s’écoule au fil de la pensée. D’emblée, on apprend qu’il est menacé, que l’on assiste à la dernière émission d’Epigraphe. La première question posée est donc : faut-il prendre en compte la fin ? régler ses comptes avec la direction ou faire comme si de rien n’était ? De toutes les manières, le mode de composition de l’émission a quelque chose de la méthode surréaliste. Chacun des cinq se situant à un endroit différent, ayant sa spécialité, son rôle ou ses affinités, il s’agit de stimuler la pensée, d’en suivre le cours en se libérant de toute forme de logique, de nécessité, de structure ou de but. Pour se lancer, ils s’inspirent du courrier des auditeurs qui livrent des objets de réflexion, tel que la peinture d’un pré exigu où cohabitent une vache et un cheval. Partant d’un simple énoncé, ils interrogent les relations, les implications sociales, politiques et économiques, et formulent des hypothèses. Ils prennent également le temps d’entendre le son du soleil, ou de rechercher la beauté dans les images d’animaux en voie de disparition – reflets d’eux-mêmes. Surréalisme encore dans les synthèses régulièrement proposées par l’un d’entre eux, faites de bouts de phrases conjuguées dans un cadavre exquis.
Derrière l’humour, l’autodérision qui semble désamorcer toute réflexion, ôter tout crédit aux raisonnements ébauchés, il s’agit de laisser place à un autre type de parole, relevant moins du langage ordinaire, commercial presque, que d’une langue libérée des conventions et des nécessités. Il s’agit encore d’assister à l’éveil la pensée, à la naissance des idées, et à la possibilité de s’en dégager. Le propos devient le plus explicite lorsque le procédé de mise en scène – l’enregistrement d’une émission de radio – est lui-même interrogé. Après une coupure de courant qui ébranle le plateau, le Collectif s’émancipe de sa propre proposition. L’un des animateurs se livre à la représentation de TINA, there is no alternative, idée de Margaret Tchatcher qui prend les traits d’une femme et que les quatre autres auscultent et triturent pour tenter d’en voir les limites – et faire au contraire le constat de sa puissance. Ce qu’ils interrogent avec elle, par ce biais qui tente de concrétiser de l’abstrait, de l’impalpable, c’est l’influence des politiques et économiques qui prônent la pensée unique, qui imposent l’absence de choix en construisant la nécessité. Comme pour mettre en acte cette réflexion, la dérive se poursuit et entraîne les cinq individus jusque dans le désert du Mexique, où ils tentent de survivre avec leur émission, envers et contre tous.
Les personnages créés sont eux-mêmes prisonniers de leurs idéaux au sein du groupe, des désaccords surviennent, et avec eux une certaine violence. Mais c’est là l’origine d’un humour qui superpose au sérieux des idées qu’ils sondent, à la remise en cause radicale de la pensée libérale, un autre plan qui laisse place à la possibilité d’une réflexion non sérieuse. Le déplacement auquel veut inviter le collectif belge par une telle déconstruction du spectacle et du discours opère, le spectateur est de fait entraîné vers d’autres espaces d’écoute et de pensée qui paraissent inconfortables mais cohérents avec le propos, et qui libèrent de certains cadres et réflexes. Mais le temps du spectacle ne suffit probablement pas à l’instituer en nouvelle méthode, il faudra pratiquer de nouveaux exercices pour penser autrement.
F.
Pour en savoir plus sur « Rumeur et petits jours », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.