« La Faculté des rêves » de Christophe Rauck au Théâtre Nanterre-Amandiers – « Andy Warhol a volé la pièce de Valerie Solanas ! »

Christophe Rauck reprend à Nanterre un spectacle créé il y a un peu plus d’un an au Théâtre du Nord, La Faculté des rêves, d’après un roman de Sara Stridsberg. L’œuvre est consacrée à Valerie Solanas, « pute intellectuelle » des années 1960 aux États-Unis, connue pour l’écriture d’un manifeste féministe radical et pour une tentative d’assassinat à l’encontre d’Andy Warhol. Après s’être intéressé à cette personnalité historique oubliée malgré son destin extraordinaire, Christophe Rauck a ensuite monté un autre texte de l’autrice suédoise contemporaine, Dissection d’une chute de neige, cette fois inspiré par la reine Christine de Suède. Quoique ces deux spectacles semblent pouvoir constituer en diptyque à la cohérence profonde, une différence majeure les distingue : l’un est une adaptation de roman, l’autre la mise en scène d’une pièce de théâtre. Alors que l’appel à la scène est évident dans le deuxième cas, la pratique de l’adaptation exige de justifier le passage de la page à la scène. La nécessité théâtrale manque cependant cruellement, dans La Faculté des rêves.

« Andy Warhol a volé la pièce de Valerie Solanas ! ». L’exclamation retentit comme un glas au milieu de spectacle. Elle produit l’effet d’une révélation, en expliquant à de multiples niveaux pourquoi, depuis le début du spectacle, quelque chose paraît faire défaut. La machinerie déployée sur scène est pourtant bien huilée. Comme pour Dissection d’une chute de neige, le plateau est épuré, simplement occupé par un espace vitré dont les parois peuvent servir d’écran. Sont projetés sur cette surface des dates, des images préenregistrées ou créées en direct, des sous-titres à des répliques données à entendre en anglais. Le support de l’écran est nécessaire à la reproduction du récit éclaté de la vie de Valerie Solanas fait par Sara Stridsberg. L’adaptation, comme le roman, commence en effet avec le procès du personnage, jugé par la cour de l’État de New-York en 1968 pour avoir tiré trois balles sur Andy Warhol, alors dans un état intermédiaire entre la vie et la mort. Valerie Solanas se distingue aussitôt par sa répartie et sa détermination. Elle annonce refuser l’aide d’un avocat pour prendre en charge sa propre défense. Une question lui est alors adressée qui reviendra comme un refrain : « Pourquoi avez-vous tiré sur Andy Warhol ? ». L’exclamation, « Andy Warhol a volé la pièce de Valerie Solanas ! », apparaît comme une réponse claire à cette question.

À la complexité du roman qui tâtonne, qui change de forme à chaque chapitre – du dialogue au récit, du rapport de procès à l’abécédaire –, l’adaptation offre malgré elle des schémas narratifs linéaires. Valerie Solanas est venue trouver Andy Warhol à la Factory dans les années 1960, et a voulu, comme beaucoup de ses contemporains, devenir elle aussi une « superstar » grâce à lui, avec sa seule personnalité pour talent. Warhol l’a filmée avec sa méthode du screen-test : seule face à la caméra, il l’a amenée à raconter son enfance, les viols répétés de son père et de son beau-père, sous la forme d’un monologue supposé capable de saisir sa personnalité profonde. Valerie Solanas se prête au jeu, mais elle a deux idées derrière la tête : d’une part, faire de Warhol le représentant masculin de son mouvement féministe, fondé sur le SCUM Manifesto qu’elle a écrit, texte radical, d’une violence inouïe, dont le titre définit à lui seul le programme : SCUM signifie « écume, ordure, pourriture », mais c’est également l’acronyme de « Society for Cutting Up Men ». D’autre part, Solanas veut le convaincre de produire sa pièce de théâtre, Up Your Ass – ou « Dans ton cul ». Elle ne parvient à aucun de ces deux objectifs, progressivement évincée de la Factory, ignorée par Warhol, rejetée par Paul Morrissey, moquée par les autres… et sa pièce est un jour déclarée perdue. Solanas revient donc une dernière fois trouver Warhol et lui tire trois balles dans le corps. Pourquoi ? Parce qu’il lui a volé sa pièce.

Le vol est plus profond encore. Le spectacle, comme le roman, offre un kaléidoscope de scènes qui font passer d’une époque à une autre de la vie de Solanas, de la cour d’assise de Manhattan au campus de l’Université de Maryland où elle étudie la psychologie, de la chambre où elle meurt seule à San Francisco, découverte seulement cinq jours plus tard, à tel ou tel hôpital psychiatrique, du désert de Géorgie où elle a grandi à la Factory de Warhol. Plusieurs scènes dans ce dernier lieu s’imposent progressivement et décalent la perspective par rapport aux précédentes. Alors que Solanas domine sa mère, son alliée Cosmo Girl, sa psychiatre ou tous les hommes qu’elle croise sur son chemin, la figure de Warhol lui fait de l’ombre. Avec sa perruque oxydée, il lui vole encore sa pièce par l’intérêt qu’il suscite. Ce n’est pas un hasard, s’il a d’ailleurs fait l’objet de spectacles, notamment Factory 2 de Krystian Lupa, longue expérimentation de ce qu’a pu être l’activité de ce lieu hors du commun, l’exploration de personnalités excentriques sondées par Warhol. Ce spectacle-fleuve se terminait précisément avec les coups de feu de Valerie Solanas, geste incompréhensible qui agissait comme un point d’orgue. De la vie de cette femme, que reste-t-il ? Peu de chose : son manifeste extrême et sa tentative d’assassinat qui a échoué. La fameuse pièce confiée à Warhol a été perdue, et après sa mort, sa mère a brûlé tous ses écrits. Quand il s’agit de décrire qui est Valerie Solanas, le nom de Warhol intervient inévitablement. En plus de lui avoir volé sa pièce, il lui vole le récit de sa vie.

Indépendamment de Warhol, il semble enfin qu’une pièce de théâtre fasse défaut dans ce spectacle. Solanas est une personnalité fascinante, au destin tragique. Violée dans son enfance, elle devient une brillante chercheuse en psychologie avant d’être empêchée par les réticences de son université à financer des recherches exclusivement fondées sur le genre. Elle se livre alors à l’écriture et se drogue, vivant grâce à la prostitution dont elle se sert comme d’une arme pour tirer parti du patriarcat tout en le dénonçant. La forme romanesque se révèle particulièrement apte à rendre compte de cette vie hors du commun, par la conjonction de formes qu’elle permet. Qu’ajoute le théâtre à cette entreprise ? Le roman constitue avant tout un défi pour la scène, auquel Rauck répond par une scénographie épurée, composée d’un triangle blanc au sol, de néons et d’une pièce de verre, et par la vidéo. Dans cet espace abstrait qui permet de changer d’époque, de lieu et d’interlocuteur en quelques secondes, les acteurs entrent et sortent avec de nouveaux costumes pour donner la réplique à Solanas présente à chaque scène. Les accessoires se comptent sur les doigts d’une main. Il y a la balancelle à jardin, qui rappelle le traumatisme des viols de l’enfance, dont la présence continue agit comme un sceau qui détermine de manière univoque tout le reste, les pages du manuscrit éparpillées, un canapé rouge qui représente la Factory par métonymie, et… un balai à serpillère dont la présence reste inexplicable.

Les scènes s’enchaînent à un rythme effréné, et les acteurs entrent et sortent à tour de rôle pour raconter la vie de Solanas. Mais ils racontent sans tension. L’une des singularités du roman de Stridsberg, composé de beaucoup de dialogues parfois présentés suivant les codes du théâtre – ce qui a pu constituer un motif d’attirance justifiant l’adaptation –, est qu’il fait de la narratrice un personnage à part entière, qui s’adresse à son personnage, qui lui demande de l’aide pour faire le récit de sa vie, qui dit vouloir lui donner une autre fin. Cette singularité perd toute sa puissance au plateau. La narratrice devient un personnage qui dialogue avec le personnage d’une œuvre dont l’existence a disparu. Elle n’est plus qu’un personnage désigné comme « La Narratrice » face à Solanas, dont le rôle directeur est dilué, car l’adaptation de Lucas Samain donne une forme dramatique à l’œuvre de Stridsberg. Il lisse la forme romanesque, lui ôte toute la résistance à la scène qui serait capable de la mettre en mouvement, de troubler les modalités d’adresse entre les personnages et avec le public, de jouer de cette friction vertigineuse entre narration et jeu. Quel que soit leur statut dans la fiction, les personnages dialoguent entre eux, de manière très conventionnelle.

Ne reste donc que l’incarnation de ces personnages. Alors qu’Yngvild Aspeli, qui s’est elle aussi intéressée à ce roman et l’a adapté en 2017 sous le titre Chambre noire, avait pris le parti radical de réduire Valerie Solanas à une marionnette notamment manipulée par sa mère, Christophe Rauck fait précisément reposer tout son projet sur l’ambition d’incarner ce personnage. Il dit en effet que c’était pour donner à Cécile Garcia Fogel un rôle à sa mesure qu’il a voulu adapter ce roman. Sa mise en scène laisse cependant peu de place au jeu d’acteur, entravé par l’enchaînement rapide des scènes et par la quantité de choses à dire et à raconter. Les acteurs, et tout particulièrement Cécile Garcia Fogel justement, se trouvent mis à rude épreuve. À peine a-t-elle le temps de laisser imaginer Solanas morte à genoux à côté de son lit, rongée par les vers, qu’elle doit se relever, quitter la scène et revenir pour jouer un autre fragment de sa vie. Seule la musique ménage des temps de pause et laisse le temps d’être atteint par l’émotion, de rêver à cette figure. Marie-Armelle Deguy, qui incarne la mère de Valerie, Dorothy, et sa psychiatre – superposition à elle seule éloquente – saisit véritablement par sa présence, et permet d’oublier la virtuosité technique qu’imposent la narration et le rythme du spectacle. Dans ce spectacle consacré à Valerie Solanas, le théâtre paraît ainsi à nouveau volé. La frustration est d’autant plus grande que Sara Stridsberg a écrit une pièce sur ce personnage, en plus de son roman : Valerie Jean Solanas va devenir Présidente des EU. Christophe Rauck a cependant préféré s’intéresser au roman, dans lequel il trouvait plus de complexité. Il fait notamment référence à tout l’arrière-plan de la trajectoire de Solanas, l’Amérique retentissante des années 60, ses guerres, ses combats et ses personnalités brillantes. Tous ces éléments sont cependant absents dans son adaptation, et en plus de perdre en complexité, son spectacle perd l’efficacité théâtrale qu’on peut imaginer à la pièce de Strisdberg lorsqu’on connaît Dissection d’une chute de neige.

Alors certes, le spectacle permet d’en apprendre beaucoup sur Valerie Solanas, d’approcher sa personnalité et d’entrevoir ses contradictions au travers de sa trajectoire éclatée. Le théâtre remplit son rôle de vulgarisation, prolonge la démarche de Sara Stridsberg qui voulait tirer Solanas de l’oubli en faisant connaître son œuvre à un public large encore que celui qu’atteint le roman. Mais le théâtre lui-même manque. Malgré l’élégance de la scénographie et celle des acteurs, le spectacle est un peu long, un peu ennuyeux. Il ne donne pas même lieu à une réflexion sur le féminisme radical qu’incarne Solanas, dont les propositions ne sont pour de bon données à entendre qu’à la fin, sous formes de flashs, de mots projetés comme des slogans, au terme donc du spectacle de la vie de cette femme violée, prostituée, droguée et désespérée. Le portrait dressé, en dernière instance, sape toute la puissance subversive de cette pensée qui irrite autant qu’elle interroge.

F.

 

Pour en savoir plus sur « La Faculté des rêves », rendez-vous sur le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.

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