« Le Carnaval baroque » du Poème Harmonique à l’Opéra royal de Versailles – petit bijou hors du temps

Hors du temps, loin de l’actualité, le Poème Harmonique maintient en place une petite bulle intacte à l’Opéra royal de Versailles, où l’ensemble de musique baroque reprend son Carnaval baroque, spectacle vieux de presque dix ans maintenant, qui tourne à travers le monde entier et rencontre chaque fois son public. Si le succès est tel, c’est parce que le spectacle évoque le faste de la France de Louis XIV, qu’il est immédiat grâce à la musique et aux mimes comiques, et parce qu’il est d’une précision esthétique remarquable. Une petite pépite pour les nostalgiques d’un âge d’or poli par le temps.

A l’origine, le carnaval est une fête à caractère politisé. Elle a lieu les jours qui précèdent le carême, et se présente comme un temps de libération avant une période de jeûne et d’abstinence. Tous les codes qui régissent la cité sont ainsi bouleversés durant quelques jours : les classes sociales se confondent, les hiérarchies s’inversent, la frontière entre la ville et l’espace libéré de la forêt disparaît. Plus encore, les symboles religieux sont profanés, les lois abolies, et les bouffons sont couronnés rois tandis que les nobles deviennent esclaves. Rien n’est interdit pendant ces quelques jours qui célèbrent le cycle de la vie, la naissance autant que la mort, avant le retour à l’ordre.

Dans le Carnaval baroque du Poème, cette dimension subversive de l’événement ne transparaît que de manière métaphorique, discrète. Le spectacle commence avec une processions religieuse solennelle, avant de laisser rapidement place à un festin dans les appartements cossus de nobles. Le carnaval rime alors avec orgie de plats et de boissons, qui se démultiplient comme les pains du Christ, évoquant un tableau de Brueghel l’Ancien. Les festivités se poursuivent dans les rues, au milieu des tonneaux et des planches, mais le mélange entre les différentes catégories sociales n’a véritablement lieu qu’au cours d’un dernier temps rapide.

Des effets de porosité règnent malgré tout sur le plateau, mais qui mélangent plutôt les composantes du spectacle. Les musiciens ne sont ainsi pas isolés du reste de la scène, relégués dans une fosse qui cantonnerait leur art au rang d’accompagnement. Situés à jardin, ils côtoient de près l’action, qu’on leur pique une guitare, qu’on les charme à défaut d’un serpent, qu’on les effraie, ou qu’on se serve d’eux pour les cacher. En costumes et maquillés eux aussi, ils participent pleinement à la fête.

Un autre symbole fort du carnaval est entrevu, à travers la dynamique qui oppose le groupe aux esquives de l’homme le plus petit de la troupe. Choisi comme bouc émissaire, chargé malgré lui d’unir la communauté et de la libérer de toutes ses pulsions négatives, il se cache, échappe en riant à ses poursuivants de mille manières, avant de s’échapper vers le ciel, le long d’un poteau qu’il grimpe comme un chat.

Au sein de cette bande masquée, maquillée, habillée, voire travestie, les talents circulent et se confondent entre chanteurs, circassiens, musiciens et acteurs. Tous se mêlent pour multiplier farces et acrobaties, provoquer le rire ou susciter l’admiration. Le spectacle est structuré par la musique, pour l’essentiel des pièces du Fásolo, mais les actions fourmillent. Les corps sont animés jusqu’à la pointe des orteils, et jonglent, se balancent ou s’entassent les uns sur les autres. De tours de magie qui nourrissent un plaisir de l’illusion et du trompe-l’œil enfantin, en pantomimes comiques et en prouesses physiques, le public applaudit quand il ne s’unit pas à la fête par le rire. Au milieu des nombreux gags, des tableaux naissent, temps de pause poétiques qui restent comme baignés dans une sorte d’ivresse.

Deux Arlequins mènent d’une scène à l’autre, dont les rares mots d’italien derrière leurs demi-masques entraînent à Venise. La Commedia dell’arte apparaît aussi grâce au théâtre dans le théâtre installé par quelques planches et des bougies pour le « Lamento del naso », pastiche de celui « della ninfa », écrit par Monteverdi lui-même. Les sous-titres manquent pour apprécier toute la portée satirique de cette version parodique, et la beauté de l’interprétation des chanteurs fait presque oublier la dérision qui commande ce morceau.

Le défaut du Poème est peut-être en effet de trop bien faire. Chaque interprétation, qu’elle soit musicale, vocale ou physique, est remarquable de précision. L’Ensemble est connu pour ces concerts d’une qualité extraordinaire, et dans ce spectacle en particulier, où les corps sont parfois mis à l’épreuve d’actions physiques, les chanteurs impressionnent par la netteté de leur voix. La « Tarentella del Gargano » est ainsi chantée sur des corps et des têtes, sans que la mise en équilibre des appuis ne trouble ne serait-ce qu’un peu le timbre de la voix.

Ce caractère parfaitement léché du spectacle entre presque en contradiction avec la logique subversive du carnaval, temps de transgression et de licence. Petit objet brillant contenu dans son écrin de noir et de lumière chaude, transportable et précieux, ce Carnaval baroque ne provoque pas de dissensions. L’ordre n’est pas bousculé, à l’Opéra royal de Versailles. Bien au contraire, l’unanimité fait oublier tout conflit, toutes les aspérités de la réalité – passée ou présente.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Le Carnaval baroque », rendez-vous sur le site du Château de Versailles.

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