Gide, dramaturge de Copeau pour « Les Frères Karamazov » ?

Article paru dans le volume André Gide et le Théâtre. Un parcours à retracer,
collectif dirigé par Vincenzo Mazza et publié aux Editions Classiques Garnier

Gide et Copeau 1907

Pour dissiper tout malentendu, peut-être faudrait-il plutôt intituler cet article : « Gide dramaturg de Copeau pour Les Frères Karamazov ? ». De fait, Gide n’a pas collaboré avec Copeau pour ce spectacle en tant que Dramatiker, mot allemand qui désigne celui qui se consacre à l’écriture dramatique, mais – c’est là l’hypothèse que l’on se propose d’examiner – en tant que Dramaturg.

A partir des années 1960 en France, le terme renvoie, suivant le modèle allemand et plus particulièrement l’exemple de Brecht, à un rôle de « conseiller littéraire et théâtral[1] ». En réalité, la fonction de dramaturge est relativement indéfinie, chaque fois unique selon la relation tissée avec le metteur en scène. Joseph Danan, auteur, dramaturge et universitaire, tente de capter la singularité de ce statut par de nombreuses expressions dans le portrait qu’il en livre à la première personne dans Qu’est-ce que le théâtre ?[2]. Selon lui, le dramaturge est à la fois « l’homme des notes de bas de page[3] », un  « garde-fou théorique, voire idéologique », « celui qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du travail de création ». Celui qui a « un regard, un peu décalé », un « spectateur averti et bienveillant », ou encore quelqu’un qui a « un regard critique mais ouvert », « un médiateur » entre le metteur en scène et les comédiens, « un de plus dans l’équipe […] mais légèrement en marge », « un passeur, de préférence discret, une interface active », « un regard et un léger surplomb[4] », ou encore une espèce d’assistant qui finit par s’asseoir parmi les spectateurs.

Gide a-t-il donc été dramaturge de Copeau ? L’information ne se trouve nulle part, ni dans les différentes versions qui existent du texte publié des Frères Karamazov, ni dans le programme de salle du spectacle. Le rôle qu’il a joué dans la mise au monde de ce spectacle est d’autant moins soupçonnable que la pièce, créée en avril 1911 au Théâtre des Arts[5], est déjà signée de deux noms, ceux de Jacques Copeau et Jean Croué. Cette collaboration – dont Francis Pruner a démontré[6] qu’elle a été chaotique au point que du travail de Croué n’est finalement resté que la trace de sa signature pendant un temps, avant que son nom ne passe progressivement dans l’oubli – fait écran et masque la contribution de Gide. Pourtant, c’est bien à ce dernier que Copeau confie les difficultés qu’il rencontre avec Croué et avec le texte de Dostoïevski. En se reportant à leur Correspondance[7], on découvre en effet que si Copeau a évincé son camarade de lycée du projet, il n’a pas pour autant travaillé seul : son véritable collaborateur pour ce spectacle est André Gide.

A partir de leurs Journaux respectifs, de leur relation épistolaire ainsi que d’autres documents, on peut ainsi prendre la véritable mesure de la contribution de Gide dans cette adaptation – qui, il faut le rappeler, constitue la première réalisation théâtrale de Jacques Copeau. Ses fonctions varient selon l’évolution du projet, et le révèlent l’interlocuteur privilégié de Copeau jusqu’aux répétitions du spectacle. Même au-delà, à quelques jours de la première, Gide se fait précritique du spectacle avec un article publié dans Le Figaro[8], dans lequel il dégage les enjeux profonds de cette entreprise d’adaptation, pour la connaissance de Dostoïevski en France mais peut-être plus encore pour le théâtre de son temps.

Cette contribution se propose d’entrer dans le détail de cette collaboration méconnue, afin de rétablir l’importance du rôle qu’a tenu Gide dans la création de ce spectacle qui a marqué l’histoire théâtrale du début du XXe siècle. Néanmoins, au-delà de la relation entre les deux hommes, l’enjeu est aussi de tenter de penser quelle conception du théâtre se dégagent des remarques que Gide adresse à Copeau. Plusieurs questions se posent en effet : pourquoi Gide propose-t-il à Copeau d’adapter Dostoïevski à la scène ? Entend-il se servir du pourvoir de vulgarisation du théâtre pour donner à connaître cet auteur qu’il considère comme majeur ? Pour cela, envisage-t-il simplement de transformer le roman en œuvre dramatique – comme cela s’est déjà fait –, ou s’agit-il d’opposer au théâtre de son temps une autre conception de cet art avec cette adaptation ? Si tel est le cas, quelle place tient Gide dans l’amorce de la rénovation théâtrale entreprise par Copeau, alors jeune critique qui s’élève régulièrement contre le théâtre de son temps ? Quelles perspectives scéniques suggèrent les remarques de Gide ? A quel théâtre aspire-t-il ? Un théâtre littéraire ? moderne ?

Pour tenter de répondre à ces questions, on reprendra dans le détail les différentes étapes de travail qui mènent jusqu’à la création du spectacle en avril 1911, en mettant en relation les différentes formes d’intervention de Gide avec plusieurs propositions de définitions du dramaturge, glanées au gré de plusieurs textes[9].

 

Gide, avocat de Dostoïevski et initiateur du projet d’adaptation

Gide se situe à l’origine du projet des Frères Karamazov. C’est non seulement lui qui fait découvrir Dostoïevski à Copeau – comme à nombre de ses contemporains –, mais c’est encore à lui que Copeau doit l’idée d’adapter un de ses romans. Gide offre donc à Copeau le sujet de son drame et remplit ainsi une des fonctions du dramaturge, qui consiste à choisir les œuvres à programmer dans un théâtre.

Gide, on le sait, a joué un rôle central dans la connaissance des œuvres de Dostoïevski en France. Après Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910) à la fin du XIXe siècle, il renouvelle considérablement le regard porté sur les romans de l’auteur russe et s’en fait le fervent défenseur dans les cercles littéraires de son temps. Avocat de l’auteur – comme se doit de l’être le dramaturge, qui étudie l’œuvre et la pense pour s’en approcher le plus possible –, Gide invite ses amis à découvrir ses romans et à surmonter leurs réticences premières.

Peu après les premières lettres que s’échangent les deux hommes, en janvier 1903[10], Gide encourage ainsi Copeau à lire ses œuvres. Ce dernier est immédiatement séduit et fait part à Gide de ses impressions : « j’ai lu récemment Un adolescent de Dostoïevski. J’ai été bouleversé, profondément ému, et influencé. C’est immense. J’aimerais tant pouvoir en parler avec vous, longuement…[11] ». L’impulsion ainsi donnée, Copeau continue ses lectures. Il se montre particulièrement sensible à la poétique de Dostoïevski, comme il en témoigne dans une autre lettre : « Je viens de lire Le Carnet d’un inconnu[12] de Dostoiewsky. C’est très bon, à mon avis. Les grandes scènes à plusieurs personnages y sont fantastiques[13] ».

Symboliquement, c’est dans la maison de campagne de Gide, à Cuverville, que Copeau lit pour la première fois les Frères Karamazov. Ses impressions de lecture sont cette fois plus mitigée. Il confie à son Journal, en 1905 : « Dans le train, lu les Karamazov, le meurtre de Fédor par son fils, les scènes de débauche, l’arrestation et l’interrogation de Dmitri. Très beau, mais le désordre m’en paraît un peu artificiel[14] ». Néanmoins, l’intérêt de Copeau pour Dostoïevski est bien réel, et son enthousiasme est croissant. A la date du 28 janvier 1907, il écrit en effet : « Terminé Les Possédés. Un livre unique, splendide, un livre de génie qui nous fait complètement oublier la littérature. La lettre de Stavroguine, à la fin, est à elle seule un chef-d’œuvre. Un livre que je sens jusqu’au fond, qui est de ma famille, qui laisse en moi une influence profonde[15] ».

En parallèle de la découverte de ses œuvres, Copeau sollicite Gide pour qu’il lui envoie des articles et des ouvrages sur Dostoïevski. Or, c’est à cette même époque que Gide commence à formuler ses idées sur cet auteur. En 1908, la publication de la Correspondance de Dostoïevski dans Le Mercure de France suscite en effet ses premiers commentaires[16]. Il met alors en valeur le soin qu’apporte l’auteur à ses œuvres, s’efforçant de désamorcer le préjugé selon lequel il serait négligeant. En outre, il met en valeur la notion cruciale de complexité, qui devient par la suite un nouveau prisme dans la compréhension de ses romans. Gide partage sans aucun doute ces premières intuitions avec Copeau, en attendant de les développer lors des conférences qu’il donnera au Théâtre du Vieux-Colombier en 1921, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Dostoïevski. En attendant, quelques mois après la publication de son article, il rapporte dans son Journal, en juin 1908 qu’un « nouveau projet » d’adaptation théâtrale des Frères Karamazov est né d’une conversation qu’il a eue avec Copeau.

A ce stade, on peut faire l’hypothèse que Gide attend d’une adaptation qu’elle contribue à faire davantage connaître l’œuvre de Dostoïevski. Néanmoins, le fait que ce soit Copeau qu’il encourage à porter ce roman à la scène, alors que celui-ci n’a encore qu’une expérience de critique théâtral, amène à penser qu’il soutient les attaques que Copeau formule à l’égard du théâtre de son temps, et qu’il aspire lui aussi à une rénovation de cet art.

 

Gide, lecteur appliqué et confident de Copeau

Des premières mentions du projet en 1907 à la création de la pièce en 1911, Copeau passe par de nombreuses phases de découragement, suivies de regains de motivation – rapidement rattrapés par l’ampleur de la tâche à accomplir. La Correspondance de Gide et Copeau révèle ces différents sursauts, que Gide suit au plus près et auxquels il répond par de constants encouragements. Plus encore, il reprend la traduction allemande du roman pour lui offrir une version plus fidèle du texte. En parallèle de ses propres projets, il s’engage donc dans un travail de recherche sur et autour de l’œuvre qui constitue la part la plus importante du rôle de dramaturge.

Le travail d’adaptation de Copeau commence au printemps 1908, et d’emblée, la complicité des deux hommes est révélée par leurs lettres, nourries d’exhortations réciproques. En juillet, Copeau écrit : « Je compte entendre, quand je viendrai à Cuverville, la dernière partie de la Porte étroite. Et je vous promets, en retour, le premier acte des Karamazov ». Gide lui répond de façon symétrique : « J’espère bien avoir fini La Porte étroite avant votre venue. Je pense à vous beaucoup cher vieux. Et sitôt de retour vous Karamazoverez, n’est-ce pas ? – Bon travail. En attendant bon air et joie[17] ».

Tandis que Copeau progresse tant qu’il peut, Gide s’implique un peu plus dans le projet. Il lui écrit en août : « Chaque soir (je recommence à veiller un peu), je lis un chap[itre] des Karamazov, concurremment en allemand et en français et couvre de notes les deux livres de manière à vous faire profiter de tout[18] ». Cette notation rend compte des critiques qu’adresse Gide aux traductions françaises des œuvres de Dostoïevski. Qu’il s’agisse d’Halpérine-Kaminsky et de Charles Morice ou de Bienstock et Torquet[19], Gide reproche en effet à ces traducteurs les libertés excessives qu’ils prennent avec le texte. Lors d’une conférence au Vieux-Colombier, il dira : « ils dépouillaient les dialogues de leur balbutiement et de leurs frémissements pathétiques, ils sautaient le tiers des phrases, souvent des paragraphes entiers, et des plus significatifs[20] ». Il est difficile de savoir à quel point Copeau s’est finalement servi de ce travail minutieux de retraduction de Gide, mais cette mention démontre néanmoins l’implication de ce dernier dans le projet d’adaptation de Copeau. En bon dramaturge, il lit et relit le texte[21].

En parallèle, Copeau continue quant à lui de travailler à l’élaboration du scénario de la pièce et écrit en août 1908 à Gide :

Mon cher bonhomme, j’ai reçu votre lettre à la fin d’une excellente journée de travail. Elle m’a causé des transports d’allégresse […]. Oui, cher vieux, les Karamazov avancent. Je commence à être récompensé de mon effort. Ah ! si je n’étais pas tourmenté, dérangé… Mais qu’importe !… Ce que je vous apporterai est à la fois peu et beaucoup. Je suis sûr que nos conversations vont mettre au point un tas de choses[22].

Et il signe « votre dramaturge » – au sens cette fois de celui qui écrit une pièce ! Au terme de cette première période de travail, Copeau est enfin en mesure de lire le plan du premier acte à Gide, en septembre 1908, alors qu’il lui rend à nouveau visite à Cuverville.

Néanmoins, les tourments dont Copeau fait mention sont bien réels. En effet, dans son Journal, les annotations du type « Les Karamazov restent en plan[23] » se multiplient. En juin 1909, après plusieurs mois loin des Karamazov, il confie à Gide :

C’est du travail que je veux vous parler. Je m’y suis mis de suite, avec joie, lisant, méditant, reprenant mes notes. Mais tout de suite un peu dépité de ce que le travail considérable que j’avais déjà fait sur les Karamazov se trouvât à peu près inutilisable. Mes notes me semblaient mortes. L’ensemble, surtout, m’échappait. Il fallait tout recommencer. […] Alors je m’y suis remis carrément. Et maintenant je suis dedans : ça y est. Je vois mes bonshommes, je les comprends, j’espère que je m’en tirerai avec beaucoup de travail. Et je travaille en effet beaucoup. Dans quelques semaines j’aurai sans doute « du nouveau » à vous apprendre[24].

En réponse, Gide l’encourage à travailler « ferme », ce qui amène à Copeau à lui faire part de ses préoccupations avec plus de détails encore, dans une lettre qui rend bien compte de l’importance de leurs échanges pour Copeau, et du mélange d’amitié et d’exigence intellectuelle dont est faite leur relation :

Très cher ami, j’interromps un moment mon travail pour vous écrire, parce que je suis extrêmement fatigué. L’effort que je dépense est d’autant plus grand que j’ai non seulement à vaincre des difficultés nombreuses de composition, mais surtout à me défendre contre des préoccupations qui me dévoreraient l’esprit si je leur permettais de m’envahir. […] Je vous conterai tout cela, mon cher Gide, quand j’aurai le bonheur de vous revoir, bonheur dont je suis impatient. Car vous m’êtes indispensable. Pensez-vous à moi comme je pense à vous, cher vieux, avec tendresse et gravité, avec exigence ? Je voudrais que vous fussiez content de moi. Je vous assure que je travaille de toutes mes forces, et du matin au soir. J’ai souvent désespéré de venir à bout de cette tâche énorme.

Il poursuit :

Mais je crois pouvoir dire aujourd’hui que je suis sauvé. Je commence à dominer mon travail. Voici : le scénario détaillé, scène par scène des trois premiers actes, est écrit. Celui du 4e est tout fait dans ma tête. Je m’y mettrai demain et l’achèverai sans doute en une journée. La pièce tout entière sera composée, à la fin de ce mois. Il me restera un mois et demi pour écrire le dialogue. Si je ne me flatte pas de pouvoir le mener jusqu’à la dernière ligne, au moins serai-je fort avancé à mon retour. Deux points restent encore à mes yeux un peu obscurs […][25].

S’ensuivent des remarques d’ordre dramaturgiques déterminantes dans la compréhension de son adaptation, avant que Copeau ne conclue :

Je ne désespère pas, car des difficultés aussi grandes ont déjà trouvé leur solution. Il me semble que j’ai bien utilisé les matériaux, que ce que j’ai inventé s’incorpore étroitement à ce que j’ai emprunté, et que nulle part on ne sent la couture. Enfin, si je ne me trompe pas, c’est un vrai drame qui sortira de ma tête, lié dans ses parties, se suffisant à lui-même, et non une espèce d’arlequin fait de chapitres et de paragraphes découpés et recollés. Vous verrez. Je compte sur votre clairvoyance et votre sincérité pour discerner les défauts de la chose quand nous la regarderons ensemble. Ah j’aurais bien souvent besoin de causer avec vous ![26]

Les multiples adresses à Gide qui ponctuent cette lettre expriment bien le désir de Copeau de le voir jouer un rôle de dramaturge, plus encore que de confident. En effet, Copeau ne se contente pas de lui faire part de ses difficultés, il attend de lui qu’il seconde ses partis-pris, qu’il porte un regard critique sur son travail, et qu’il l’aide à progresser par ses conseils.

A l’été 1910, Copeau fait un voyage en Russie qui le remet à son adaptation et lui permet à son retour de faire la lecture du premier acte à Gide, lors d’un nouveau séjour à Cuverville. Cette première concrétisation de son travail laisse son ami « sanglotant et enthousiasmé »[27]. Une telle réaction encourage Copeau pour la suite, mais il peine encore à progresser et n’avance que grâce à l’attente dont lui fait part Gide, qui lui écrit par exemple : « Achevez vite votre 3ème acte et avertissez-moi ; j’accourrai », en novembre 1910, ou : « Quelle joie de savoir si près de leur fin les Karamazov ! », début décembre[28]. Ces encouragements se révèlent effectifs, car Copeau achève la rédaction de la pièce et commence le travail au plateau début 1911.

 

En retrait de la scène, Gide futur spectateur

Bien que le dramaturge contemporain assiste plus ou moins assidument aux répétitions, comme observateur critique capable de porter un regard relativement distancé sur le travail en cours, Gide, lui, reste en retrait du travail de création de la pièce dès lors que Copeau s’attelle à la mise en scène du texte qu’il a finalement élaboré.

Ce retrait peut s’expliquer par le fait de la présence du metteur en scène attitré du Théâtre des Arts, Arsène Durec[29], intermédiaire encombrant que Copeau supplante à mesure que le projet progresse. De fait, non seulement Copeau prend en charge la distribution des rôles de la pièce – question qui le préoccupait avant même de l’avoir achevée –, mais il finit même par se retrouver seul face au plateau lorsque qu’Arsène Durec finit par endosser le rôle d’Ivan suite à plusieurs renvois ou abandons d’autres comédiens. Copeau devient ainsi metteur en scène, par voie de fait, et fond ainsi deux fonctions jusque-là distinctes, celles d’homme de lettres et d’homme de plateau – distinction de rigueur à l’époque, qui peut elle aussi permettre de comprendre le retrait de Gide.

Il n’en reste pas moins que, pendant toute cette période, Copeau ne cesse de faire part de ses inquiétudes à Gide – qu’elles portent sur le texte, qui évolue au cours des répétitions, ou sur la distribution et le jeu des acteurs. Leurs échanges sont alors moins réguliers, mais Gide continue d’assurer le rôle de conseiller. Il l’interpelle ainsi sur l’éventuelle participation de Bakst au projet, en tant que décorateur[30], ou prend parti dans les démêlés de Copeau avec Jacques Rouché, le directeur du Théâtre des Arts. En février 1911, il lui écrit par exemple : « Cher vieux, Je m’inquiète beaucoup. Je vous en prie, tenez ferme devant Rouché et ne vous laissez pas coller n’importe quels acteurs plutôt que de n’être pas joué[31] ». Par ses remarques, Gide manifeste l’intérêt profond qu’il porte à ce projet, qu’il finit par soutenir publiquement avec un article qui finit de le consacrer dramaturge du projet.

 

Gide précritique du spectacle

L’un des rôles qui incombe au dramaturge est encore la rédaction du programme du spectacle. Gide ne se soumet pas à cet exercice, mais il se fait bien « critique interne » ou « précritique » des Frères Karamazov avec l’article qu’il consacre au spectacle dans Le Figaro, publié quelques jours avant la première. Dans ce texte, dans lequel il n’évoque à aucun moment le rôle qu’il a joué dans la mise en place de ce projet, Gide défend la démarche de son ami. Il écrit ainsi au sujet de la pratique de l’adaptation :

[Copeau] a compris, j’en suis certain, que, pour répondre aux exigences de la scène, il ne suffit point de découper, selon la méthode ordinaire, et de servir tout crus les épisodes les plus marquants du roman, mais bien de ressaisir le livre à l’origine, de le recomposer et réduire, de disposer ses éléments en vue d’une perspective différente[32].

Cette conception de l’adaptation tranche avec les habitudes du XIXe siècle qui ont vu naître la pratique, et tout particulièrement avec les précédentes adaptations de Dostoïevski à la scène française qui existent, qui se contentaient d’extraire les dialogues du roman et de synthétiser les passages narratifs. Quand Gide propose à Copeau d’adapter Les Frères Karamazov, il n’attend donc pas de lui qu’il en extraie une « bonne œuvre dramatique », selon la conception ordinaire de l’adaptation. La démarche que défend ici Gide est bien plus littéraire, et son article vise en grande partie à légitimer une pratique fréquente mais peu estimée, afin de montrer qu’elle peut donner lieu à une véritable œuvre, plutôt qu’à un mélodrame soumis aux modes du moment.

L’article que rédige Gide lui offre également l’occasion de reformuler quelques idées sur la poétique de Dostoïevski. Il reprend notamment celle cruciale de complexité, qu’il oppose au goût du public occidental – et tout particulièrement français – pour la clarté. De là, Gide s’efforce de dégager l’enjeu central de l’adaptation d’une telle œuvre au théâtre, qui tient selon lui aux personnages de Dostoïevski, qui défient toute logique psychologique :

Il s’agit de savoir, aujourd’hui qu’on les porte sur le théâtre (et de toutes les créations de l’imagination et de tous les héros de l’histoire, il n’en est point qui méritent davantage d’y monter), il s’agit de savoir si nous reconnaîtrions leurs voix déconcertantes à travers les intonations concertées des acteurs[33].

Cette formulation suggère que l’adaptation, selon Gide, plus encore que de restituer une intrigue, d’offrir de nouvelles situations théâtrales, doit amener à faire vivre les personnages déjà extraordinairement vivants de Dostoïevski sur scène[34]. Ses considérations sur l’art de Dostoïevski, en particulier sa façon de ne jamais proposer de solutions aux problèmes que ses personnages incarnent, aux questions qu’il expose à travers eux qui « parce qu’elles sont extrêmement complexes et qu’elles se mêlent, s’entrecroisent, demeurent le plus souvent à l’état trouble[35] », impliquent une conception bien particulière du jeu théâtral. En affirmant que les comédiens doivent donner vie aux personnages, et des personnages caractérisés par leur complexité, il remet en cause les notions traditionnelles de rôle et d’incarnation, renonçant à voir sur scène des créatures lisibles, aisément interprétables, réductibles à une formule ou quelques signes. Les acteurs, si on l’en croit, ont pour mission de donner à voir le relief des personnages, leur épaisseur vitale, qui fait qu’ils ne sont pas, justement, que des êtres de papier.

Ces quelques lignes suffisent à comprendre les attentes qu’a Gide du théâtre – qu’il partage avec Copeau. Ce dernier finit en effet par faire de l’acteur la pierre angulaire du théâtre qu’il rêve, accordant une place centrale à la formation intellectuelle et physique du comédien pour le guider vers un jeu qui n’est plus pensé en termes de déclamation ou d’imitation, mais qui se fonde sur une lecture profonde du texte et un travail minutieux sur les personnages. On peut se rendre compte de cette communauté de pensée qui unit encore Gide et Copeau à la lecture de ces quelques lignes, extraites d’un texte de Copeau intitulé « Réflexions d’un comédien sur le Paradoxe de Diderot », dans lequel il développe une théorie sur le métier du comédien :

Vous dites d’un comédien qu’il entre dans un rôle, qu’il se met dans la peau d’un personnage. Il me semble que cela n’est pas exact. C’est le personnage qui s’approche du comédien, qui lui demande tout ce dont il a besoin pour exister à ses dépens, et qui peu à peu le remplace dans sa peau. Le comédien s’applique à lui laisser le champ libre.

Il ne suffit pas de bien voir un personnage, ni de le bien comprendre, pour être apte à le devenir. Il ne suffit même pas de le bien posséder pour lui donner la vie. Il faut en être possédé[36].

Ce dernier terme, dostoïevskien s’il en est, montre que des années après Les Frères Karamazov, Copeau reste imprégné de sa lecture de Dostoïevski – qu’il doit à Gide.

 

Le dramaturge, un homme de l’ombre…

Pour démontrer l’importance du rôle de Gide dans la création des Frères Karamazov, il aurait encore été possible de mettre en valeur tous les éléments dramaturgiques qui témoignent de son influence sur Copeau, sur la lecture que fait ce dernier de l’œuvre de Dostoïevski, et tout particulièrement l’interprétation qu’il livre du personnage d’Ivan.

Néanmoins, sans même en passer par là, il apparaît que Gide a bien été pour Copeau un confident, un conseiller littéraire, un premier lecteur et un premier spectateur ; un dramaturge en somme. En bon dramaturge, il est d’ailleurs resté un homme de l’ombre, celui dont l’apport, comme il se doit, n’a laissé aucun résidu, car il a été « entièrement consumé, assimilé, digéré[37] » – au point qu’on en a oublié le rôle central qu’il a joué dans cette première expérience théâtrale de Copeau, décisive pour l’homme, mais aussi pour l’histoire du théâtre.

 

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[1] Patrice Pavis, « Dramaturge », in Dictionnaire du théâtre, Paris, Colin, 2009, p. 105.

[2] Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre?, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 2006.

[3] Ibid., p. 997.

[4] Ibid., p. 33-35.

[5] Les Frères Karamazov, drame en cinq actes de Jacques Copeau et Jean Croué, mise en scène Arsène Durec, créé le 6 avril 1911 au Théâtre des Arts.

[6] A partir de la correspondance inédite des deux hommes, Francis Pruner démontre la dégradation progressive de leur relation, jusqu’à l’éviction totale de Croué, dans « La collaboration de Jean Croué et Jacques Copeau à l’adaptation scénique des Frères Karamazov (1908-1911) », Revue d’histoire du théâtre, janvier-mars, 1983-1.

[7] Correspondance André Gide-Jacques Copeau. I, Décembre 1902-mars 1913, éd. Jean Claude, Paris, France, Gallimard, 1987.

[8] Gide, « Les Frères Karamazov », Le Figaro, 4 avril 1911, reproduit dans Dostoïevski : articles et causeries, Paris, France, Gallimard, 1970, p. 59.

[9] Outre celui de Danan, on s’appuiera notamment sur ceux de Bernard Dort et d’autres théoriciens ou praticiens dont les textes sont réunis dans le numéro 67 de la revue Théâtre/Public (Janvier 1986).

[10] L’amitié de Gide et Copeau née d’une affinité intellectuelle : en janvier 1903, Gide écrit une lettre à Copeau pour le remercier de ses pages sur L’Immoraliste, qu’il juge les plus belles et les plus justes qui aient été écrites. Copeau lui répond aussitôt qu’il l’admire beaucoup et qu’il rêve d’être son ami depuis longtemps déjà. Ce premier échange est le point de départ de leur riche correspondance, qui rend compte d’une stimulation réciproque, mêlée de sentiments que l’on pourrait dire fraternels.

[11] Correspondance, op. cit., p. 104.

[12] Titre attribué par les traducteurs Bienstock et Torquet à la nouvelle Le Bourg de Stépantchikovo et sa population.

[13] Correspondance, op. cit., p. 210-211.

[14] Jacques Copeau, Journal : 1901-1948, éd. Claude Sicard, Paris, France, Seghers, 1991, le 1er octobre 1905, p. 231.

[15] Ibid., p. 299. Il est intéressant de signaler que la Correspondance avec Gide et son Journal sont le lieu exclusif où Copeau exprime ses idées sur Dostoïevski. Dans le programme du spectacle, il ne livre qu’un court texte sur sa démarche. Ses idées sur Dostoïevski ne sont développées que dans un article de 1912, publié dans La Nouvelle Revue Française – après l’adaptation donc. Les lettres qu’il adresse à Gide livrent ainsi la matrice de sa lecture de Dostoïevski, l’essence de son projet dramaturgique.

[16] Article reproduit dans André Gide, Dostoïevski : articles et causeries, op.cit., p. 13-56.

[17] Correspondance, op.cit., p. 264 et 267.

[18] Ibid., p. 273. En 1921, Gide écrit une lettre à Halpérine-Kaminsky dans laquelle il fait une nouvelle mention de ce travail de retraduction laborieux qu’il effectuait alors pour Copeau : « Quant à la traduction en un volume de Bienstok et Torquet, qui parut ensuite chez Fasquelle, j’ai pu […] me rendre compte de sa « monstruosité » en me reportant à la traduction allemande, ce que j’ai fait, ligne après ligne, pour les cent premières pages, prenant note, ligne après ligne, de toutes les menues mutilations qui sont en effet monstrueuses et trahissent l’auteur beaucoup plus gravement (perfidement) que vous ne pouviez faire en supprimant délibérément des chapitres entiers ». (Lettre reproduite dans l’article d’Halpérine-Kaminsky, « Faut-il traduire ou adapter ? », L’Européen, 27 août 1930, p. 5).

[19] Les premiers ont proposé une traduction en deux volumes des Frères Karamazov datée de 1888, et les seconds une traduction en un volume parue en 1906.

[20] André Gide, Dostoïevski : articles et causerie, op.cit., p. 61-62.

[21] « Oui, lire, relire, lire encore : tout est là. La « lecture » dramaturgique s’apparente à un palimpseste infini, dont la « vérité » ultime n’existe pas. Toujours provisoire. Toujours plusieurs voix. C’est le théâtre même ». Joseph Danan, in Qu’est-ce que le théâtre, op.cit., p. 998.

[22] Correspondance, op.cit., p. 275.

[23] 19 octobre 1908, Jacques Copeau, Journal, op.cit., p. 428.

[24] Correspondance, op.cit., p. 322.

[25] Correspondance, op.cit., p. 326-328.

[26] Idem.

[27] Registres I : Appels, éds. Marie-Hélène Dasté et Suzanne Maistre Saint-Denis, Paris, France, Gallimard, 1985, p. 24.

[28] Correspondance, op.cit., p. 406 et 418.

[29] Pour en savoir plus sur Arsène Durec, cf. Marco Consolini, « Arsène Durec : un metteur en scène oublié du début du XXe siècle – Quelques réflexions à propos d’un métier qui ne laisse pas de traces », Arts du spectacle, métiers et industries culturelles : Penser la généalogie, éds. Laurent Creton, Michaël Palmer et Jean-Pierre Sarrazac, Paris, France, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005 ; « Correspondance Jacques Copeau – Arsène Durec 1910-1913 », Revue d’Histoire du Théâtre, février 2013 ; « D’Antoine à Durec : amateurisme révolutionnaire et professionnalisme impuissant », Avènement de la mise en scène / Crise du drame, Bari, Italie, Edizioni di Pagina, 2009.

[30] Cf. lettre du 21 janvier 1911, Correspondance, op.cit., p. 444.

[31] Ibid., p. 451.

[32] André Gide, Dostoïevski : articles et causeries, op.cit., p. 63.

[33] Ibid.

[34] Gide écrit des romans de Dostoïevski qu’ils sont « les livres les plus pantelants de vie qu[’il] connaisse », Ibid., p. 71.

[35] Ibid., p. 132.

[36] « Réflexions d’un comédien sur le Paradoxe de Diderot », Paradoxe sur le comédien (préface de Jacques Copeau), Paris, France, Plon, 1929, p. 13-14.

[37] Michèle Raoul-Davis, « Profession « dramaturge » », Théâtre/Public n°67, p. 4.

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