« Sauver le moment » de Nicolas Bouchaud – l’envers de la brillance

La collection « Le temps du théâtre » d’Actes Sud ouvre des espaces privilégiés de parole aux metteurs en scène, aux acteurs, aux chercheurs et aux critiques qui s’efforcent de penser le théâtre, sous forme d’essais, d’entretiens, mais aussi de journaux de répétitions ou de formes plus hybrides. C’est dans ce cadre que Nicolas Bouchaud a fait paraître Sauver le moment, un recueil de souvenirs, de fragments d’une vaste mémoire d’acteur dont la carrière a commencé dans les années 1990. Son œuvre offre une perspective rare sur l’histoire du théâtre, cette histoire complexe à écrire, qui, plus que d’autres, nécessite de croiser de nombreux paramètres et de prendre en compte des points de vue subjectifs, de s’appuyer sur de nombreux témoignage pour rendre compte de ce qui a été, dont l’essentiel n’est plus. La perspective d’un être qui se situe sur le plateau, capable d’en dévoiler les coulisses, et de relater tout ce dont le théâtre est fait, au-delà du spectacle : les répétitions, les tournées, les soirées, les lectures… Plus particulièrement encore, la perspective d’un acteur singulier, qui révèle l’envers de la brillance qui le caractérise.

Nicolas Bouchaud est un de ces acteurs dotés d’un relief hors norme, qu’on pourrait qualifier de brillants. Comme Jeanne Balibar, ou Isabelle Huppert, il se distingue par une présence singulière sur scène, presque trop visible. Quand ils sont au plateau, les acteurs brillants se voient plus que les autres – parfois même au détriment du personnage qu’ils incarnent, ce qui fait parfois hésiter à aller voir leurs spectacles, jusqu’à ce qu’une pensée nous rattrape : « je ne peux quand même pas rater ça ! ». Dans la tradition des vedettes du XIXe siècle, ces acteurs tiennent le haut de l’affiche, pour leur talent, mais peut-être plus encore pour leurs personnalités remarquables, qui transpercent le voile de la fiction et de l’illusion quand elle est recherchée par les metteurs en scène qui les dirigent.

Cette saillance particulière font qu’ils sont souvent engagés non pas tant parce qu’ils peuvent tout jouer, se métamorphoser à l’infini et presque disparaître derrière leur rôle, mais au contraire parce qu’ils ne disparaissent jamais, qu’ils restent identifiables dans tous les rôles, par leur voix, leur visage, leur corps, le contact qu’ils établissent chacun à leur manière avec la salle. Pour autant, lorsqu’ils entrent sur scène, ils sont entourés de tous les rôles qu’ils ont interprétés par le passé. Valérie Dréville, qui a été plusieurs fois partenaire de Bouchaud, produit de semblables effets de réminiscence quand elle joue, mais elle n’est pas de cette catégorie d’acteurs, beaucoup plus discrète, plus humble, diaphane (en ce qu’elle laisse passer la lumière), sans être moins puissante que les acteurs brillants. Autre point commun de ces acteurs brillants : ils sont capables d’assumer d’imposants spectacles à eux seuls – Maîtres anciens pour Nicolas Bouchaud, spectacle évoqué à la fin du volume, Les Historiennes pour Jeanne Balibar, et Mary said what she said, pour Isabelle Huppert, mis en scène par Robert Wilson.

Ces acteurs brillants sont parfois un peu agaçants, parce qu’on sait qu’ils vont réussir à nous séduire, presque à coup sûr, on sait qu’ils ne vont jamais échouer. Si le spectacle nous déplaît finalement, ce n’est pas à cause d’eux, mais à cause du texte qui ne leur convenait pas. Ce sont des acteurs intouchables. L’un des intérêts majeurs du texte de Nicolas Bouchaud est de révéler l’envers du décor. Plus encore que de livrer « ce que c’est qu’être acteur » – mystère qui restera toujours insondable, fort heureusement –, Bouchaud révèle ses angoisses, face à un texte qui résiste par exemple, même repris des dizaines et des dizaines de fois. Ses doutes, son sentiment d’imposture provoqué par un spectacle inspiré par les écrits de Serge Daney. Ses échecs, racontés avec humilité. La déception du public perçue dès les premières secondes du Partage de midi, dans la Carrière de Boulbon, et les efforts vains des quatre acteurs pour rattraper le coup de ce « rendez-vous manqué ». Ses incertitudes, alors qu’il manifeste tant d’assurance sur scène. Sa surprise d’être appelé et rappelé par Didier-Georges Gabily, Jean-François Sivadier, Rodrigo García. Sa mélancolie, sa dépression, les épreuves qu’il a dû surmonter, sa solitude…

Une telle ambivalence entre la perception spectatrice de l’acteur et la lecture de son œuvre confirme l’impression laissée par un de ses spectacles récents, Les Démons, de Sylvain Creuzevault. Le rôle que Nicolas Bouchaud interprétait alors, celui de Stépane Trophimovitch, lui convenait tout particulièrement. Au début du spectacle, l’acteur accueillait les spectateurs avec des coupes de champagne et en invitait quelques-uns à venir s’asseoir sur scène. Sans transition, il se lançait ensuite dans un récit extrêmement virtuose, grâce auquel il présentait les grandes figures du roman adapté, imitant le ton singulier du narrateur de Dostoïevski, aussi riche en détails qu’en allusions, qui ne dit rien explicitement mais fait pressentir beaucoup de choses. Le caractère épique de cette grande tirade introductive, menée à deux voix avec Frédéric Noaille, permettait à l’acteur de déployer toute sa verve, tout son talent de bonimenteur. Au-delà de cette démonstration de brillance – qui transparaît dans tous les spectacles de Bouchaud, même quand il interprète Lear, misérable au milieu de la tempête –, l’acteur révélait dans la deuxième partie du spectacle la profonde détresse du personnage, qui, humilié par son fils, rejeté par sa protectrice, se lance sur les routes pour aller à la rencontre du peuple russe, et trouve la foi dans une auberge. Bouchaud, lui aussi, trouve le réconfort sur les routes, en tournée, quand la détresse le frappe.

A défaut de tourner, de jouer dans une nouvelle adaptation d’un roman de Dostoïevski avec Sylvain Creuzevault, il écrit, pour « sauver » des moments – expression magnifique, retentissante par les temps qui courent. Le titre lui est inspiré par un souvenir du Roi Lear, joué dans la cour d’Honneur, avec Norah Krief. Mais il englobe d’autres moments, des révélations, provoquées par des indications de Gabily, des temps de répétition hors du temps, des après-spectacles à se démaquiller en loge, un voyage en train entre New-York et Québec… des parcelles de vie qui impliquent chaque fois des styles différents, qui s’efforcent d’épouser le moment – tantôt narratif tantôt épistolaire, tantôt épique tantôt poétique, tantôt lyrique tantôt sobre, dénudé. Une espèce de densité des mots, des phrases pas toujours complètes, unifie l’ensemble. Elle permet d’enfermer le souvenir, de lui servir d’écrin, et de comprendre aussi tout ce qui n’est pas dit, tout ce qui reste secret mais n’est pas pour autant oublié, cette quantité « infiniment plus importante que ce qui peut être recueilli dans les archives de la mémoire », de ce qui est « irrémédiablement perdu », comme le dit Giorgio Agamben, que cite Bouchaud.

A plusieurs reprises, Bouchaud rend également compte de son dialogue intime avec certaines œuvres, avec celle de Thomas Bernhard par exemple, dialogue lumineux, vibrant. D’autres fois, l’enchâssement entre la vie et le théâtre, le personnage et l’acteur, est si profond que la parole paraît abstraite, presque cryptique – et les notes d’une clarté didactique remarquable, qui s’efforcent de donner accès à ce texte au plus grand nombre, ne suffisent pas à délayer ces passages. Ce qui paraît alors manquer, c’est la clarté et l’évidence que confère le jeu à la parole de l’acteur, cette clarté et cette évidence qui transparaissent dans les très belles photos réunies au milieu de l’ouvrage. Ces passages donnent envie de retourner en salle pour entendre l’acteur nous raconter ces dialogues. Alors oui, on retrouvera inévitablement le côté un peu trop brillant de cet acteur qui nous éblouit, nous envoûte presque contre notre gré, cette aisance qui donne l’impression qu’il n’y a rien de plus simple que jouer. Mais ce livre aura découvert entre temps sa fragilité, qui, très certainement, donnera un tout autre relief à son jeu, cernera d’ombre la brillance et la rendra plus belle encore.

F.

 

Aussi loin qu’il m’en souvienne, à tous les âges, on me déplace, je me déplace. Je navigue d’un endroit à l’autre, d’un paysage à l’autre, d’un visage à l’autre, d’un attachement à l’autre, d’un plaisir à l’autre. d’un chagrin à l’autre.

Alors il faut… jouer pour s’adapter, jouer pour être accepté, jouer pour plaire, jouer pour toucher, jouer pour respirer, jouer pour se souvenir, jouer pour faire revenir, jouer pour brûler… Ce « jeu » ne se construit pas sur le désir d’être un autre mais au contraire sur la peur de ne jamais pouvoir être soi-même, de se trouver indéfiniment séparé de soi-même. Jouer avec ce besoin secret de peut-être soulager, toucher, réparer, un peu.

S’essayer à un toucher délicat, à une certaine distance. Ausculter.

Jouer en inventant un certain art du tact.

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