Cinquante-cinq ans après la première des Nègres à Paris par Roger Blin, qui avait ravi Jean Genet, Robert Wilson propose sa propre représentation de la pièce au Théâtre de l’Odéon, dans le cadre du Festival d’Automne. L’œuvre de Genet étant entièrement composée de l’enchâssements et de la superposition des niveaux de fiction, qui complexifient sa compréhension, le matériau de départ est d’emblée délicat à manipuler. Néanmoins, la mise en scène de Bob Wilson, loin d’en simplifier la lecture, lui surimpose une esthétique singulière, tout en paillettes et en lumières fluos, qui transforme l’« architecture de vide et de mots » qu’est la pièce en une image plastique derrière laquelle le texte disparaît.
Alors que le public s’installe, accueilli dans la salle par une musique jazzy, un homme noir se tient sur le proscenium, en smoking, les yeux grand ouverts, le sourire figé et lumineux, les bras croisés et l’index gauche tapotant lentement son biceps. La scène est cernée par un filet de lumière dorée et par un néon très blanc au sol. On se croirait dans une ambiance de cabaret, de music-hall, à la fin de la ségrégation américaine. A la colonisation que remet en cause Genet est donc superposé un autre filtre sur la question noire, sans doute plus proche de Wilson.
La pièce de Genet naît d’une commande de Raymond Rouleau qui rêve d’un spectacle uniquement interprété par des Noirs. Néanmoins, l’auteur décide non pas d’écrire en leur nom, pour les faire entendre, mais pour un public de Blancs, pour leur faire prendre conscience de la façon dont ils les traitent. Pour cela, il opte pour une structure gigogne à multiples niveaux : des Noirs rejouent chaque soir le récit du viol et du meurtre d’une femme blanche par Village, sous la direction d’Archibald et sous les yeux d’une Cour composée d’un juge, un gouverneur, un missionnaire, une reine et son valet. Placés en hauteur par rapport au lieu où la scène criminelle est relatée, ces derniers sont chargés de faire le procès des Noirs, alors qu’eux-mêmes sont des Noirs déguisés en Blancs. Tous connaissent donc à l’avance le déroulement de la scène, devenue une cérémonie, un rite quotidien, dont le but sous-jacent est de jouer à être les sauvages que voient en eux les Blancs pour susciter leur haine et justifier d’une certaine façon le traitement qui leur est réservé. A cette représentation fixée par avance s’ajoute ce soir-là une scène parallèle, rapportée par Ville de Saint-Nazaire : en coulisses a lieu le véritable procès d’un Noir par des Noirs.
Autour du catafalque de la femme blanche tuée, les comédiens reviennent donc sur son meurtre. Néanmoins ce récit est sans cesse interrompu par les réactions de la Cour, par les irruptions de Ville de Saint-Nazaire, par les déclamations de Félicité, porte-parole de l’Afrique puissante et maternelle, ou par les accusés eux-mêmes qui s’extraient de la fiction pour faire des objections ou pour soumettre des alternatives au rite. Les voix, démultipliées, s’entremêlent donc, ainsi que les niveaux de jeu et les registres. La « clownerie » de Genet, loin de se limiter à une farce joyeuse, laisse en effet affleurer des drames plus ou moins intimes, tels que l’affrontement des Blancs et des Nègres bien entendu, mais aussi celui de Vertu la prostituée qui aime Village le criminel et qui est partagée face à la fiction entre la crédulité et la lucidité, le pouvoir de l’illusion, la dépersonnalisation et la conscience du jeu, jusqu’au moment d’en sortir in extremis avec Village.
Face à cet objet étrange, insaisissable, qui interroge le théâtre et ses pouvoirs, qui multiplie les ambigüités, d’autant plus difficile à porter à la scène qu’il est tout orienté vers elle, Roger Blin propose en 1959 un spectacle qui comble Genet. Celui-ci retrouve dans cette mise en scène la vision qu’il a précisément décrite dans sa pièce, vision la plus sensible dans son texte liminaire « Pour jouer Les Nègres », dans lequel il affirme au sujet de Blin : « sa réussite était de l’ordre de la perfection ». Lorsque Genet écrit, en effet, il envisage les moindres détails scéniques qu’appelle son texte, au point que lorsqu’un an plus tard Peter Brook entreprend de monter Le Balcon, il dit à ce sujet : « Genet incarne, rejoint – et ouvre dans une grande mesure – la voie la plus importante du théâtre d’aujourd’hui : un théâtre qui ne peut être séparé en deux (le mot ici ; l’image là). Je dirais qu’il est impossible de mettre en scène une pièce de Genet et son auteur ne sera jamais satisfait (sa vision est trop précise et aucun groupe de comédien ne peut lui présenter une interprétation qui ne serait pas approximative) : Genet considérera toujours ça comme une trahison ». Face au spectacle de Bob Wilson, il semble que celui-ci ait pris le parti d’assumer pleinement la trahison plutôt que d’être approximatif, en proposant une œuvre toute personnelle à partir de celle de Genet.
Avant d’entrer dans la pièce, Wilson commence avec un prologue saisissant, totalement inventé. Devant le mur d’un bâtiment blanc sur lequel passent des nuages de fumée, les acteurs viennent un à un se placer, accompagnés dans leur entrée sur scène par des coups de mitraillettes. Leurs bras levés retombent lentement alors que le reste de leur corps se fige après leur course jusqu’au centre du plateau, comme morts. Les coups de mitraillettes retentissent autant de fois qu’il y a d’acteurs, avec de légères variations pour recréer chaque fois le sursaut. Une fois que les treize comédiens sont présents sur scène, ils la quittent lentement, l’un après l’autre, par la basse ouverture de la maison devant laquelle ils se trouvent. Leurs mouvements d’automates sont mis en tension avec une musique aux accents pathétiques qui atténue le caractère déshumanisé de leurs déplacements. La pantomime s’achève quand ne reste plus sur scène que l’homme en smoking, et ce prologue semble annoncer d’emblée que tout ce qui va suivre est placé sous le sceau de l’illusion et de l’artifice, volontairement exhibés, qu’il ne faut pas se laisser piéger par la fiction mais bien maintenir à distance ce qui va suivre.
A la fin de la représentation des Noirs, Archibald le meneur de jeu décrit le spectacle comme une « architecture de vide et de mots », avant d’ajouter « Nous sommes ce qu’on veut que nous soyons, nous le serons donc jusqu’au bout absurdement ». On retrouve cette architecture sur la scène de Bob Wilson, occupée par des praticables squelettiques et de grandes volutes scintillantes au sol, circulaires et sinueuses. La lumière, centrale dans son esthétique, travaille ces structures, soit parce qu’elle les surligne dans la pénombre de la scène, soit par le fond coloré qui les fait apparaître en contre-jour. Que l’image soit en positif ou en négatif, la barre éblouissante de lumière blanche qui sert de seuil à la scène déréalise le plateau et le purifie de tout détail qui dépasserait. De même, la distinction entre lumière et couleurs d’une part, et noir de l’autre est telle que silhouettes et structures sont étrangement nets, découpés avec une précision surréelle dans la nuit du théâtre.
Outre cette esthétique scénique qui est propre à Robert Wilson, que l’on retrouve dans d’autres de ses spectacles, le metteur en scène met en valeur la dimension artificielle de la cérémonie des Noirs, par des costumes à paillettes et aux couleurs fluo. L’ambiance de cabaret est d’emblée posée par Archibald qui, tourné vers le public le micro à la main, prend la forme d’un bonimenteur chargé de présenter ses compagnons en musique, tandis que tous dansent. Les sourires des comédiens, trop étirés pour être sincères, brillent sur leurs visages comme des masques, grâce à la lumière ultraviolette qui fait ressortir la blancheur de leurs dents. Par la suite, la parole est distribuée entre les différentes instances présentes sur scène et soigneusement réparties dans l’espace par des faisceaux lumineux qui en indiquent la source.
De la même façon que la barre blanche qui longe le plateau a pour effet de purifier la scène, d’en accentuer les contrastes, le texte de Genet est par endroits élagué dans ce spectacle alors que certaines phrases ou tirades sont répétées à plusieurs reprises, avec insistance. Loin de clarifier la structure sophistiquée du texte, son traitement sur scène confond les différents niveaux de fiction et fait perdre pieds. Pour Robert Wilson, l’image précède le travail du texte dans la composition du spectacle, et les enchaînements de parole importent moins que le résultat pictural qui est proposé. Tout est contenu dans ce parti-pris qu’il affirme : l’artiste apparaît plus comme un plasticien que comme un metteur en scène, et le spectacle offert, quoique très animé et très vivant, est relativement statique. L’image créée ne donne pas le sentiment d’une progression dramatique – alors même qu’est suivie de plus ou moins loin l’avancée de la pièce – mais plutôt d’une animation fixe dans le temps, répétitive, comme le mécanisme d’une boîte à musique – celle qui a inspiré à Genet son œuvre par exemple. Les lumières s’allument et s’éteignent, les palmiers en néon passent d’une couleur à une autre, un panneau noir s’abaisse et remonte devant le fond lumineux de la scène, un cube s’élève du sol et s’y renfonce, des corps montent et descendent les escaliers, se déplacent de droite à gauche et de gauche à droite sur le balcon, la parole passe de l’un à l’autre, dissociée de son sens, réduite à des sons, les gestes sont saccadés, millimétrés, antinaturels… Derrière les morceaux de saxophone endiablés, les phrases de Genet se perdent et il ne reste plus que cette composition picturale, cette mise en musique et en couleurs d’une situation théâtrale donnée.
La mécanique ne s’interrompt qu’une fois entendues les détonations qui indiquent la condamnation véritable d’un Noir en coulisses. Les comédiens de la Cour qui ont traversé la jungle pour rejoindre les Noirs ôtent alors leurs masques blancs de tête de mort avant de mettre fin à la clownerie. Village et Vertu tardent à quitter la scène et manifestent leur amour sur un mode plus sensible et plus humain, qui évoque le prologue dans sa douceur, sa lenteur, et sa répétition, loin des paillettes, des micros et de la musique qui donnent le tournis. Ces deux bornes du spectacle – dont l’une est totalement indépendante de Genet – l’empêchent de n’être qu’un show de music-hall jazzy totalement gratuit et déluré en lui donnant du poids, de la gravité.
Une fois de plus avec ce spectacle, Robert Wilson remet en cause la suprématie européenne du texte au théâtre, et la fonction dramaturgique de la mise en scène. La pièce de Genet n’est plus l’enjeu ici, elle n’apparaît que comme un point de départ, important, mais qui n’est plus que secondaire dans l’œuvre finalement créée, et il faut bien se résoudre à renoncer à Genet pour apprécier Wilson. Le texte disparaît à la faveur d’un spectacle qui ne se résume pas à une « mise en scène » des Nègres, mais une libre variation, une libre interprétation visuelle, à partir de la pièce. Par ce détour, Wilson esquive la confrontation avec ce monstre qu’est la pièce de Genet, en se l’appropriant à sa façon, en la faisant sienne, jusqu’à donner le sentiment qu’elle n’est plus qu’une touche de couleur dans son univers plastique, qui, s’il a beau se nourrir de matériaux extérieurs, reste profondément autonome.
F.
Pour en savoir plus sur « Les Nègres », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.