La mythique Carrière de Boulbon est proprement investie par Dieudonné Niangouna, artiste associé du Festival d’Avignon avec Stanislas Nordey. Les organisateurs du festival ont cette année réuni deux artistes très différents : alors que Par les villages est reçu comme un théâtre de texte, purement dévoué à l’œuvre de Peter Handke, dans Shéda le matériau textuel semble s’effacer, totalement absorbé par la vie, dont ce spectacle est entièrement fait.
C’est une vaste épopée qui prend place dans la Carrière. Le large plateau, dont les parois ne sont autres que les flancs de la montagne, et le sol, du sable, donne à voir un village. Une structure de fortune suggère une habitation en hauteur à cour, tandis qu’un toboggan de ferraille et un lac se trouvent à jardin. Parmi ces éléments imposants, des cheminées, des bidons vides, des pneus, des déchets, des empilements et constructions d’objets non identifiés, une chèvre, un orchestre qui se fond dans le décor, un crocodile, une vieille voiture, et bientôt une quinzaine de comédiens.
En préambule de ce spectacle, un vieux sage courbé en deux, qui erre dans cet espace tout le temps de notre longue installation dans les gradins, fumant une cigarette et ramassant des cailloux, nous apprend que pour chasser le diable, il faut sucer puis croquer un pouce de nouveau-né. Comme s’il l’avait ainsi invoqué, arrive une étrange créature montée sur échasses, dont les yeux rouges brillent dans le soir qui vient, suivie d’une armée d’individus, qui s’échauffent et dansent en cercle.
Le théâtre de Dieudonné Niangouna s’appuie moins sur une fable, indiscernable, que sur de grands discours, de longs monologues qui tendent souvent vers le récit. Il est le premier à prendre la parole, et il annonce qu’ici personne ne mourra, comme pour nous rassurer. En réalité, c’est là une des particularités du village qui nous est ici montré : les gens n’y meurent pas, n’arrivent pas à mourir, et échouent même à être violents. Ceci est posé comme problématique dans ce monde à part, où il faut mourir et rechercher la mort pour prendre conscience et mesure de la vie.
Ce discours, à la fois déroutant et convaincant, se bâtit dans le long temps de la représentation. Dans son cours, c’est comme si Dieudonné Niangouna voulait nous faire faire l’expérience de ce qu’il dit pour clore cette première prise de parole : « j’aime l’incompréhension du monde ». Et en effet, tout au long du spectacle, il nous perd et nous rattrape de façon étonnante, et plus d’une fois le spectateur éprouve ce sentiment d’incompréhension, qui, plutôt que de l’exclure, l’emporte au contraire avec encore plus de force.
Ce village face auquel on se tient, isolé du reste du monde, dans « un désert de pierres arides et sans eau » dit l’artiste, est fermement tenu par une Mastodonte, qui commande et veille sur tous. Arrivent deux étrangers, un seigneur mélancolique en quête de sens et son chevalier, une femme dévouée à l’excès qui souffre du rejet de son maître. Puis viendront un homme, et un être androgyne qui dit connaître le passé de la Mastodonte, les véritables prénoms de chacun et réclame son enfant. Ces arrivées perturbent le fonctionnement autonome du village et remettent en cause les valeurs qui y sont défendues, mais viennent surtout provoquer des dialogues et apporter des récits, sur le passé et sur l’ailleurs.
Tout cela n’est dicible qu’a posteriori¸ qu’en adoptant un regard surplombant qui permet d’avoir une vision d’ensemble. Emportés dans le flux, c’est une multitude de choses indémêlables qui sont perçues, tant visuelles qu’orales, parfois drôle et d’autres fois profondément tristes. S’il y a une écriture en amont du spectacle, un texte qui sert de point de départ, divisé en trois parties – Peur, Solitude, Urgence – il n’apparaît plus comme tel sur la scène, il se métamorphose, perd sa dimension textuelle, devient discours, mythe, histoire personnelle, racontés par chacun et non récités comme étrangers à soi, pleinement transformés en vie et en vécu.
Parce que l’on est pris là-dedans, sans voir la structure du tout qui se dérobe à nous, uniquement envisagée dans l’immédiat, le temporaire, parce que l’on n’a pas d’autre choix que de se laisser porter et ballotter, et parce qu’il faut précisément choisir à plusieurs reprises, entre le voir et l’écouter, car l’attention ne peut rester constamment soutenue pendant plus de quatre heures de représentation, tout cela ressemble à la vie. Et ceci d’autant plus que l’on est pris à partie, que le spectacle n’a pas lieu devant nous mais autour de nous, parmi nous et au-dessus de nous. Il faut donc accepter de se laisser entraîner, le temps d’une danse, d’un monologue ou d’une partie de la nuit tout entière.
Ces cinq heures de soirée, avec l’entracte et les temps de battements, passent comme un éclair. Sans cesse quelque chose détourne de la pensée de la nuit qui avance et de la fatigue qui s’impose de plus en plus. La narration – à défaut de pouvoir nommer autrement ce dont il s’agit – est toujours changeante, imprévisible. Tirades, chants, danses et performances physiques sont alternés et entremêlés avec une énergie hallucinante, une dépense qui ne craint ni le sable, ni l’eau, ni la boue, ni la chute. A aucun moment les comédiens ne manifestent le moindre relâchement physique, ce qui contraste avec le public qui s’essaime et les restants qui luttent contre le sommeil. Cette énergie, comment la qualifier sinon d’essentielle, de vitale ?
Dans ce tourbillon, de merveilleux moments s’offrent à nous, où la question de la compréhension ne se pose pas, simplement évidents. Ainsi, la tirade de l’enfant déguisé en vieillard, gardien de la ville déserte, qui à lui seul la fait tourner et vivre. Et son désappointement, sa solitude, sa détresse quand la chevalière a mis fin à tout cela : il se tient les bras ballants, au centre de la scène, le regard perdu, extrêmement beau et touchant, sublime pendant de longues minutes. Lui encore tend des cordes de toutes parts de la scène, pour s’étrangler, pour tenter de mourir. Il est à nouveau un centre rayonnant, un foyer de vie, alors qu’il s’agit une nouvelle fois de mort.
Marquants aussi sont les dieux qui tombent du ciel et perturbent les habitants du village, le long rituel autour de la chevalière, en robe blanche, pure, fragile et puissante, et le nœud final des membres de chacun, qui s’efforcent de mettre un t-shirt, ou plutôt d’en épuiser toutes les possibilités, afin de trouver la meilleure façon de s’en accommoder. Et les mêmes motifs, tout au long du spectacle, qui chaque fois saisissent : le bouc émissaire après lequel tout le monde se met à courir jusqu’à l’arrière des gradins, la danse continuelle du sorcier du village, imperturbable, les discours de Niangouna, la musique et les chants, qui en continu nourrissent l’émotion.
Ce village, comme détaché du monde – on ne sait où il se situe, ni dans quel temps – se fait pourtant l’écho du nôtre. Le sous-développement, la chaise électrique, Che Guevara, les Etats-Unis, la Chine et le Congo, Buddha, Superman, Shrek, Jean Rouch, Jackie Chan, Starksy et Hutch… Dire comment tout cela se retrouve là semble impossible, à moins de dire encore une fois, de plus en plus convaincu : la vie.
C’est une épopée que l’on traverse moins avec le recul du spectateur qu’emportés, parfois aveuglés, souvent obligés de laisser échapper une foule de choses, car il semble qu’il peut y avoir dessus autant de perspectives que de spectateurs, et chacun voit, entend et se laisse toucher différemment, comme dans la vie en somme.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Shéda », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.